France 5 a diffusé mardi 23 février avec un relatif succès d’audience le remarquable triptyque documentaire de Karim Miské, Emmanuel Blanchard et Mohamed Joseph intitulé Musulmans de France. Suivre les trois parties d’affilée était certes intéressant, mais long et aurait pu en dérouter plus d’un. Quelque 400 000 téléspectateurs sont restés de 20h35 jusqu’à près de minuit à regarder une grande émission de service public sur une chaîne du service public…
Musulmans de France, découpé en trois tranches de 52 minutes, est librement inspiré du livre Histoire de l'islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours, ouvrage collectif rédigé sous la direction de Mohammed Arkoun (Albin Michel, 2006). L’approche documentaire est chronologique : Indigènes (1904-1945), Immigrés (1945-1981), Français (1981-2009).
Lors de l’avant-première, à Paris, le 14 décembre 2009, ses auteurs avaient expliqué le choix de commencer (en 2006) ce travail au début du vingtième siècle par l’illustration, nécessaire pour rendre un film vivant. Les trois volets sont en effet richement illustrés d’images d’archives, de Marseille, Lyon, Paris, des années vingt avant l’érection de la Mosquée de Paris, comme des années Mitterrand ou plus récentes. Les auteurs n’ont pas voulu particulièrement montrer (malgré le titre) un fait religieux, mais un fait identitaire : celui de l’immigration en France, qui allait faire que, désormais, l’Islam est la deuxième religion en France.
Et ils se sont attelés à leur travail à la veille de l’élection présidentielle de 2007, où -parmi les thèmes de campagne- allait se mettre chez Nicolas Sarkozy celui de l’identité nationale. Et ce jusqu’au dernier meeting de campagne, le 4 mai 2007, à Bercy, lorsque François Fillon s’enflamma : « Il s’est passé quelque chose d’insensé dimanche dernier, pour tous ceux qui croyaient que l’idéal français était démodé, l’identité française a été au cœur de cette campagne » (lire ici la version cache du site de campagne du candidat Sarkozy au 25 janvier 2010 -la version archives là, le site ayant été récemment détruit). Ce débat allait, au lendemain de l’élection du candidat Sarkozy, être remis dans les cartons pour n’être relancé que fin 2009, à quelques mois des élections régionales de mars 2010, avec les dérives que l’on sait…
Le 31 mars 2007, le candidat UMP à l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy, dans un discours tenu à son siège de campagne devant des associations de harkis s’était engagé, s’il était élu, à « reconnaître la responsabilité de la France dans l'abandon et le massacre des harkis en 1962 » (voir ici, peu vers 6 min. 15). A mi-mandat, rien de neuf…, ni du chef de l’Etat, ni du secrétaire d’Etat en charge des Anciens combattants.
Dans un relatif silence médiatique, et encore à l’approche d’une échéance électorale, un peu partout en France ont lieu des profanations. Pas de réaction tonitruante ni du chef de l’Etat ni du ministre de l’Intérieur, en charge des Cultes.
Comme si les Français « issus de l'immigration » n'étaient pas des Français comme les autres. Comme si MMes Rachida Dati (au gouvernement puis au parlement européen) et Fadela Amara (au gouvernement) n'étaient que des Arabes cachant la forêt… comme le fut en son temps M. Azouz Begag…
Dans les trois volets du documentaire linéaire, on sent poindre une rancœur. Que l’on ne peut qu’estimer légitime. Les premiers “Indigènes” venus en France étaient là pour travailler. Un travail ingrat, dur notamment lors du ramadan, dans les mines entre autres. Certains ont fait la guerre pour la France. La Der des ders. Ceux qui en sont revenus ont participé à la reconstruction du pays, ont fait venir leurs enfants, qui ont à leur tour fait des enfants… à la double identité : culturelle (et éventuellement cultuelle pour ceux qui ont la foi) et tout simplement française, car élevés à l’école de la République, où Liberté, Egalité, Fraternité ne devraient pas être des vains mots. Mais, comme disait Coluche, certains Français sont « plus égaux que d’autres », et la « fraternité » est trop souvent un vain mot. C’est là que le terme d’« intégration » prend (hélas) tout son sens.
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La Grande mosquée de Paris, construite en mémoire des musulmans morts pour la France et par dérogation à la Loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat, a été inaugurée par le président Gaston Doumergue (au deuxième plan)
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Les “Indigènes” avaient un statut à part : les soldats des colonies passaient leurs permissions dans des camps gardés par l'armée. Puis fut construit l'hôpital franco-musulman de Bobigny, qui avait pour particularité d’être dirigé par un fonctionnaire de police, pas par un médecin… Qui était repéré dans un hôpital ordinaire pouvait être emmené à Bobigny. Le terme même de « Français musulman » allait perdurer jusqu’à la sombre période de la Guerre d’Algérie qui ne dit pas son nom, avec les arrêtés du préfet de police de Paris Maurice Papon et la répression sanglante dans la capitale.
Une dizaine d’années avant l’hôpital avait été érigée la Grande mosquée, hommage aux musulmans morts au combat. Elle ne servait pas qu’au culte, mais aussi comme une sorte de vitrine du colonialisme.
Après la Guerre d’Algérie, l’immigration a continué. En provenance du Maghreb, mais aussi des anciennes colonies d’Afrique noire, dont 2010 marquera le cinquantenaire de l’indépendance. Les enfants nés en France, et Français pour la plupart, revendiqueront leur place dans la société française, ce que personne ou presque n’avait vu venir. C’était au lendemain de l’élection de François Mitterrand. En banlieue lyonnaise, entre autres. En 1983.
Les politiques prenaient conscience du fait que les « immigrés » étaient des “Français”. Mais ne savaient pas pour autant comment faire face à la problématique, malgré la Marche des Beurs, malgré SOS racisme, malgré la montée du Front national. Ou peut-être à cause de ? Car le documentaire montre aussi fort bien l’impuissance des politiques publiques, l’impuissance (ou le laisser-aller) d’une grande partie de la classe politique. Que dire devant le témoignage d’une parlementaire socialiste parisienne à qui l’on fait remarquer, du simple fait de son nom, qu’elle représente la « gauche tajine » ? Bariza Khiari est au Sénat une représentante des Français, même si, élue du très chic 16e arrondissement, elle est issue de la « beurgeoisie ».
Plus enjoué est le témoignage de Abdel Rouf Dafri, scénariste (entre autres de Un Prophète). Qui raconte comment, pour draguer, il se prenait un nom italien, par exemple. Abdel Rouf Dafri a l’âge de Karim Miské et a grandi dans une banlieue comme une autre.
Plus jeune, la styliste Fatoumata Coulibaly a grandi avec la culture hip-hop américaine, qui « sauve pas mal de monde ». Et se souvient du 11 septembre 2001, une date qui « a assassiné l’Islam ». Elle a grandi à Paris, à la Goutte-d’Or.
D’autres portraits et témoignages sont sur le blogue du film.
Il n’en reste pas moins que chacun –par son témoignage- quels que soient sa génération et son milieu socio-culturel, a subi d’une façon ou d’une autre le renvoi à ses origines. Comme le réalisateur Karim Miské lui-même qui raconte ici comment, à l’âge de huit ans, on lui reprochait de ne pas manger de choucroute.
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Né en Côte d'Ivoire en 1964, Karim Miské a fait ses études au Sénégal. Il ne parle pas verlan et ne porte pas de casquette à l'envers…
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Karim m’avait convié à la projection de l’avant-première, en décembre, à Paris. J’y étais allé avec une petite crainte, du fait de la longueur. Et en étais ressorti emballé. En outre, cette projection tombait au moment où le gouvernement tenait à remettre au goût du jour le débat sur l’identité nationale, qui avait été mis de côté depuis l’accession de Nicolas Sarkozy à la magistrature suprême. Beaucoup (même parmi ses électeurs) semblaient oublier que cela faisait partie de ses thèmes de campagne. Mais le sortir à l’approche d’une échéance électorale et faire l’amalgame avec l’interdiction potentielle du voile intégral en France ou le rejet de la construction de nouveaux minarets… en Suisse était plus que maladroit pour la cohésion nationale.
« Nadine Morano aurait dû passer la soirée avec moi au cinéma », avait titré Pierre Haski le 15 décembre dans Rue89. Comme moi, Pierre Haski était la veille à l’avant-première de Musulmans de France. Il réagissait aux propos de Nadine Morano tenus dans les Vosges dans le cadre des débats sur l’identité nationale, alors que nous étions au Forum des Halles à visionner Musulmans de France (voir ici l’intervention de la secrétaire d’Etat chargée de la Famille). Quelques jours plus tard, je déjeunais avec Karim Miské : il ne parle pas le verlan et ne porte pas de casquette à l’envers…
Le documentaire était annoncé à la base pour une diffusion peu après les élections, au cours du printemps 2010. Heureusement, il a pu être avancé, peut-être grâce aux bons échos qu’il a eus à l’issue de la projection du 14 décembre 2009.
Mardi 23 février, les audiences de France 5 ont été très satisfaisantes. La première partie (Indigènes) a fait jeu égal avec France 4, captant 386 000 téléspectateurs (1,4% de parts d’audience, PDA), selon Mediametrie. La suite (Immigrés) a retenu quelque 450 000 téléspectateurs selon la chaîne (1,8% PDA) et la troisième (Français) a fait 366 000 (2,2% PDA). Je ne m’attendais franchement pas à une telle stabilité.
Sur le réseau de micro-clavardage twitter, plusieurs téléspectateurs faisaient des commentaires, que j’ai suivis avec intérêt, ayant encore les images (et leur déroulé) en mémoire. Une avocate de province, originaire de Guadeloupe (donc « Française depuis 1635 », comme on dit), répondait à un jeune parisien « Idem », alors que celui-ci venait d’écrire « jamais un film ne m'a autant plongé dans mes origines et je ne suis pas musulman ». Un journaliste quadragénaire ayant passé sa jeunesse à Saint-Etienne s’exclamait : « Les bidonvilles… me rappelle ce que mon père disait sur les ritals dans les années 30. En pire j'ai l'impression ». Beaucoup de commentaires, ainsi, seraient à décortiquer… mais mieux vaut voir le documentaire que lire tous les commentaires.
Celui qui résume sans doute le plus ma pensée est : « On en apprend des choses ds le doc. Pourtant, j'etais assidue en cours d'histoire ». Car ces presque trois heures de film, bien que denses, auraient dû être dans les manuels d’histoire depuis longtemps, et aux frais du ministère de l’Education nationale !
Des diffusions sont prévues sur Planète et sur Public Sénat, à des dates non encore communiquées. Le DVD, enrichi d’une interview de Karim Miské, sera disponible à la vente le 11 mars à 12€.
En attendant, on peut aller sur le magasin français de iTunes, où le documentaire est disponible ici en téléchargement, au tarif de 2,49€ l’épisode et 5,99€ les trois. Pour les résidents en France métropolitaine, il est disponible sur FranceTVOD, en téléchargement (6,99€ les trois volets, 2,99€ l’un) comme en location de 24 heures (4,99€ les trois volets, 1,99€ l’un)
Fabien Abitbol
è Entretien avec Karim Miské (France 5)
è Entretien vidéo avec Karim Miské : partie1, partie 2, partie 3
è Voyage en « Beurgeoisie » (Le Point, janvier 2007)
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