La presse française se montre particulièrement muette sur une décision enfin publiée au Journal officiel: des historiens vont pouvoir se pencher sur les "événements" qui se sont déroulés en Martinique en décembre 1959 et en Guadeloupe en mai 1967, ainsi que sur les circonstances de l'accident d'un Boeing Air-France survenu à Deshaies (Guadeloupe) en juin 1962. Toutefois, les sept "personnalités qualifiées" désignées par la Rue Oudinot dans cet arrêté du 22 avril -publié au JO du 2 mai- n'auront que douze mois pour travailler et bénéficieront de moyens limités pour faire leur travail d'historiens...
Les trois sujets sur lesquels porte le travail de la "commission d'information et de recherche historique" sont liés aux mouvements séparatistes qui, malgré la départementalisation, existaient dans les Antilles françaises. "Malgré" la départementalisation ou "à cause" de cette départementalisation. Car "les Antillais ne savent pas s'ils sont des Français à part entière, mais ils savent qu'ils sont des Français entièrement à part", allait dire Aimé Césaire lors du procès des dix-neuf Guadeloupéens devant la Cour de Sûreté de l'État à la suite des émeutes de 1967 à la Guadeloupe.
Les "événements" de mai 67 à la Guadeloupe sont sans aucun doute l'opération de maintien de l'ordre la plus meurtrière en territoire français depuis la fin de la Guerre d'Algérie (87 morts reconnus par Georges Lemoine lorsqu'il était en charge de l'outre-mer sous le gouvernement Mauroy III); l'écrasement du Boeing de Deshaies a fait 113 morts (103 passagers et dix membres d'équipage) dans des circonstances encore inexpliquées; les "événements" de décembre 1959 à la Martinique n'auraient fait "que" trois morts mais ont eu des répercussions politiques immédiates.
Décembre 1959, Martinique
Tout commence par un banal accident de la circulation, le dimanche 20 décembre à Fort-de-France, entre un automobiliste blanc et un cyclomotoriste noir. Alors que tout le monde s'apprête à célébrer Noël, trois journées d'émeutes et d'affrontements s'ensuivent, avec des cailloux du côté des manifestants et des balles réelles du côté des forces de l'ordre. Trois longues journées au cours desquelles vont mourir trois jeunes martiniquais: Christian Marajo (15 ans), Edmond-Éloi "Rosile" Veronique (19 ans) et Julien Betzi (20 ans).
Première "réponse" de la France gaulliste à ces incidents meurtriers: un renforcement de la présence policière et militaire en Martinique. Le ministre délégué Jacques Soustelle (qui ne sera démis de ses fonctions qu'en février 1960 suite à ses prises de positions pro-OAS), envoie dès le 25 décembre un DC7, deux Super-Constellation, 184 gardes-mobiles et du matériel militaire à destination de Fort-de-France.
Dans "Les émeutes de décembre 1959 en Martinique: un repère historique", paru en décembre 2009 chez L'Harmattan, Louis-Georges Placide explique que le préfet Jean Parsi (en poste depuis le lendemain des émeutes) donne dans la "psychose anticommuniste", et demande la surveillance des côtes. Dans un rapport du 10 mars 1960, le préfet Parsi écrivait: "les réactions provoquées par les événements de décembre sur certains [...] ne laissent pas de m'inquiéter. Des chefs de service, notamment, et pas des moindres, affirment à qui veut l'entendre que la partie est perdue ici, comme en Afrique, qu'il n'y a donc pas lieu de faire d'efforts inutiles et surtout financiers, puisqu'aussi bien dans cinq ans maximum nous serons partis". À l'approche du congrès du Parti communiste martiniquais (PCM, dont le mot d'ordre depuis février 1960 est l'autonomie), le préfet craint rien moins qu'une aide de Fidel Castro.
Suivront alors diverses mesures, édictées depuis Paris (on disait encore "la Métropole").
L'ordonnance 60-1101 du 15 octobre 1960 (signée Michel Debré, à lire ici) aura pour effet de rappeler en France des fonctionnaires "dont le comportement est de nature à troubler l'ordre public".
De son côté, le vice-recteur de la Martinique Alain Plénel aura pour sa part fait l'objet d'un rappel à Paris quelques mois plus tôt, comme il l'expliquait dans France-Antilles treize mois avant sa mort. Son fils Edwy (fondateur de Mediapart) publiait à nouveau à l'occasion de son décès en novembre 2013 quelques mots qu'il avait écrits en 1997. Alain Plénel n'allait être réhabilité qu'en 1982, sous Mitterrand.
Deux autres mesures de plus grande ampleur étaient lancées dans la foulée des "événements" de décembre 1959.
Dès 1961 était mis en place aux Antilles le SMA (service militaire adapté), directement rattaché à la Rue Oudinot, siège du ministère en charge de l'outre-mer. Le SMA s'étendit ensuite à l'ensemble de l'Outre-mer et à... Périgueux, où un détachement fut créé. Contrairement au service militaire "classique", abrogé lors du premier mandat de Jacques Chirac, le SMA perdure encore de nos jours, et est co-financé par l'Union européenne. En 2013, près de 5.500 jeunes ultramarins ont suivi ce parcours, selon ce rapport d'activité. Un quart était des femmes, plus du tiers étaient des illettrés.
Au JO du 7 juin 1963, Paris mettait en place le BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer). Le BUMIDOM, dissous en 1981 sous Mitterrand, a été fondu l'année suivante dans l'ANT, devenue plus tard LADOM.
Les années BUMIDOM voient l'exode de 42.600 Martiniquais et de 42.700 Guadeloupéens vers la France, selon cet ouvrage de Monique Milia-Marie-Luce, maitre de conférences en histoire contemporaine à l'Université Antilles-Guyane et membre du CRPLC.
Les historiens désignés par la ministre des Outre-mer George Pau-Langevin sont saisis, en premier lieu, des "événements survenus entre les 20 et 23 décembre 1959 en Martinique", mais il semblait important d'en expliquer ici-même quelques-unes des conséquences les plus directes.
Juin 1962, Guadeloupe
Le deuxième point sur lequel les personnalités qualifiées sont appelés à enquêter s'intitule "Les événements relatifs aux conditions de l'accident d'avion survenu le 22 juin 1962 en Guadeloupe".
Ce jour-là, un Boeing 707-328 d'Air-France assurant la liaison Paris/Pointe-à-Pitre s'écrasait à Deshaies (Nord de la Basse-Terre) après s'être partiellement disloqué. On évoqua le mauvais temps, mais aussi des pannes multiples d'instruments de bord ainsi qu'une défaillance du radar de l'aéroport de destination, qui venait tout juste d'être agrandi.
Il semble que cet accident aérien, qui fit 113 morts dont dix membres d'équipage, soit la 5e catastrophe aérienne d'un Boeing 707 en seize mois (la première était à Bruxelles en février 1961), et le deuxième écrasement d'un Boeing 707 d'Air-France, le précédent ayant eu lieu trois semaines plus tôt, le 3 juin 1962 à Orly lors du décollage (rapport d'enquête à lire ici).
Toutefois, une recherche sur le site du BEA de tous les avions accidentés en 1962 ne donne "que" trois résultats, et pas de rapport pour le Boeing 707 du 22 juin 1962...
Que sait-on sur le Vol 117 Air France du 22 juin 1962? Pas grand-chose, donc. Mais les supputations vont bon train sur cet accident plus que quinquagénaire.
Des pêcheurs auraient déclaré avoir vu l'appareil exploser en vol. À quatre heures quinze du matin, à part des pêcheurs, on ne trouve pas beaucoup de témoins... Ont-ils été régulièrement entendus par les gendarmes, qui ont en charge les enquêtes de ce genre? On n'en sait rien, faute d'avoir accès à un rapport circonstancié du Bureau d'enquêtes et d'analyses, placé sous l'autorité du ministre en charge des Transports.
Le député Justin Catayée, qui était intervenu à l'Assemblée nationale le 19 juin 62 pour interpeller ses collègues sur la situation guyanaise était dans l'avion, car il tenait à être présent dans sa circonscription le 25 juin pour une manifestation en faveur de l'autonomie, celle du 14 juin ayant été durement réprimée. Léone Michotte, une universitaire à la retraite, affirmait en 2013 que le fondateur du PSG (Parti socialiste guyanais) avait été tué.
Albert Béville, alias Paul Niger, se trouvait aussi dans l'avion. Co-fondateur en 1961 du Front des Antilles-Guyane pour l'autonomie, ce Guadeloupéen natif de Basse-Terre était interdit de séjour en Guadeloupe depuis juillet 1961, lorsque le Front fut dissous et l'ouvrage "Les Antilles et la Guyane à l'heure de la décolonisation" saisi. Comment donc Albert Béville a-t-il pu monter à bord d'un avion dont la destination était précisément la Guadeloupe? La question se pose.
"Des documents, on n'en aura jamais", disait en avril 2013 l'historien René Bélénus, qui fait partie des personnes chargées par la Rue Oudinot d'enquêter sur ces zones d'ombre des Antilles.
En juin 2012, cinquante ans après l'accident, des morceaux du Boeing étaient encore sur les lieux de l'écrasement, comme cette courte vidéo l'atteste.
Mai 1967, Guadeloupe
La "commission d'information et de recherche historique" devra en troisième lieu se pencher sur "les événements survenus entre les 26 et 28 mai 1967 en Guadeloupe". En l'occurrence l'opération de maintien de l'ordre la plus meurtrière en territoire français depuis la fin de la Guerre d'Algérie.
Il se trouve que je suis arrivé à la Guadeloupe à l'approche du mois de mai: précisément la veille des quinze attentats du 26 avril 1984, voici trente ans, moins d'un mois et demi avant la mort de Vélo. De suite, j'ai appris que, outre l'abolition de l'esclavage le 27 mai, d'autres choses se commémoraient en mai: les émeutes de 1967. On me parla de sept ou huit morts. Des militants évoquaient le chiffre de deux-cents, sans pouvoir l'étayer. Un policier français (de France) avec qui j'avais très vite sympathisé me dit qu'il fallait tabler sur 80 à 100 morts, et je ne sais pas trop pourquoi j'avais tendance à lui faire confiance: une sorte d'instinct journalistique qui parfois joue des tours mais parfois est bon.
Étant trop fraîchement arrivé en Guadeloupe et n'ayant absolument aucun recul sur la chose, je me contentais de garder ça pour moi. D'autant que c'étaient d'autres collègues, locaux ou installés de longue date, qui devaient traiter le sujet. Je me suis dit néanmoins qu'un jour la vérité serait faite, naïf que j'étais du haut de mes vingt-et-un ans.
Il aura fallu attendre 1985, un an après mon arrivée et 18 ans après les faits, pour qu'une annonce soit faite par le gouvernement français. Le Secrétaire d'État en charge des DOM-TOM Georges Lemoine avança sur RFO le chiffre de 87 morts...
Pour comprendre comment on a pu arriver là, il est bon de se plonger dans la lecture de Mai 67 raconté aux jeunes, de l'écrivain martiniquais Ernest Pépin, rédigé à l'occasion des 40 ans des "événements".
En 67, Jean Chomereau-Lamotte -que j'ai côtoyé lors de mon entrée dans le monde du travail et qui est décédé subitement en août 2010- avait fait des clichés. Par crainte de se les faire confisquer par la police, il était allé les développer chez un ami plutôt qu'au journal, puis les avait immédiatement remis à un voyageur qui prenait l'avion pour Porto-Rico, où étaient traitées par Associated Press les informations en provenance de toutes les Antilles. Dans le contexte de l'époque (ou l'Internet n'existait pas...), les passagers, stewards ou pilotes étaient très prisés pour convoyer des documents de façon à la fois "rapide" et confidentielle. C'était notre Tam-Tam à nous les journalistes des petites îles qui étions en même temps des correspondants de presse. Hélas, les originaux de ces photos semblent perdus...
À l'issue de mai 67, des dizaines de membres du GONG (Groupe d'Organisation nationale de la Guadeloupe) furent arrêtés, et certains déportés vers les prisons de Fresnes et de la Santé, en France. Le GONG, créé en 1963, ne militait pas pour l'autonomie, mais pour l'indépendance de la Guadeloupe. Inculpés d'atteinte à l'intégrité du territoire national, ils furent jugés début 68 par la Cour de Sûreté de l'État et une poignée d'entre-eux écoperont d'une peine de prison avec sursis. En avril 1968, nouveau procès cette fois au TGI de Pointe-à-Pitre: six condamnations à de la prison ferme (les inculpés qui avaient déjà un casier), onze avec sursis, et huit relaxes. Le GONG sera officiellement dissous quelques années plus tard, mais sans que la France ne mette fin au mouvement séparatiste.
Ainsi, les "enfants du GONG" seront entre autres:
- l'union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG, créée en 1978);
- le Groupe de libération armée (GLA, créé en 1980, qui précéda l'ARC);
- le Mouvement populaire pour une Guadeloupe indépendante (MPGI, fondé en 1981)
- l'Alliance révolutionnaire Caraïbes (ARC, créée en 1983, légalement dissoute par un conseil des ministres en mai 1984 mais qui continua à faire parler d'elle jusqu'à la fin des années 80 et est présentement en sommeil)- Fos Pou Konstwi Nasyon Gwadloup (FNKG, lancé en avril 2010, et qui a demandé en octobre 2010 la réinscription par l'ONU de la Guadeloupe à la Liste des territoires non autonomes, dont elle a été retirée en 1947).
Pour en savoir davantage sur les mouvements indépendantistes des anciennes colonies françaises, ce document militant (qui s'achève en 2002), retrace l'histoire des différents groupes, le contexte géopolitique, et la plupart des attentats perpétrés ou revendiqués, dont ceux contre les mairies du 10e et du 20e arrondissements de Paris en 1983.
Le 26 mai 2010, le Komité Mé 67, sous la plume de Élie Domota (qui s'était rendu célèbre dans les médias français lors de la grève générale de 2009), demandait des comptes dans une lettre ouverte à Marie-Luce Penchard, en poste Rue Oudinot. En vain.
Il faudra attendre encore trois ans pour que le député Éric Jalton (SRC, Guadeloupe, 1e circonscription) relance le gouvernement Hollande-Ayrault. Dans une question écrite à lire ici, il demandait au nouveau ministre de l'Outre-mer Victorin Lurel "l'appui nécessaire afin que soient ouvertes aux chercheurs, juristes, à tous, les archives administratives et militaires" de mai 1967. Dans sa réponse, le ministre évoqua alors la possibilité d'une "commission d'information historique".
Ainsi, l'arrêté du 22 avril 2014 publié au JO du 2 mai n'est-il que le résultat de la continuité de l'État, mais reflète aussi pour le moins la passivité de l'État lorsqu'il s'agit d'enquêter sur ses propres actes: il aura fallu attendre pas loin de cinquante ans, et trois ministres successifs originaires de la Guadeloupe (Mme Penchard sous Sarkozy-Fillon, M. Lurel sous Hollande-Ayrault, Mme Pau-Langevin sous Hollande-Valls) pour qu'enfin une décision soit prise. Et encore cet arrêté est "a minima": les sept personnes désignées:
1/ n'ont que douze mois pour travailler selon l'article 1
2/ n'ont pour seuls moyens mis à leur disposition par la République que ceux définis à l'article 4
3/ n'ont apparemment pas accès aux archives militaires, mais uniquement aux "archives nationales ou locales, publiques ou privées"... or un ancien du Renseignement militaire m'avait un jour expliqué que la plupart des documents étaient conservés au ministère de la Défense et inaccessibles pendant cinquante ans, et le député Jalton avait lui-même demandé au ministre Lurel l'accès aux archives militaires.
Que sortira de cette commission? Hélas vraisemblablement peu de choses que les principaux intéressés ne sachent déjà.
Fabien Abitbol
Fabien comme on l'aime du vrai journalisme,c'est tout !
Rédigé par : André | 22/05/2014 à 20h24