A partir de ce lundi 28 avril, "La Libre" replonge au cœur de Mai 68. La naissance de ce mouvement, ses combats, son héritage, ses acteurs,... Si cela vous intéresse, pensez donc à aller y faire un tour par vous-même !
Tout était calme, trop calme. Le ciel trop serein. On sortait du "summer of love" californien ; Dieu était amour, et tout l'était d'ailleurs en cette époque : la musique, les filles, les chemises, les cheveux, la marijuana. Mais justement : la jeunesse, à Paris comme ailleurs, voulait qu'on lui parle d'amour. Autrement. Alors, ce printemps-là, on se mit à balancer des slogans et des pavés. Anti-fric, anti-flics. Mot d'ordre : jouir sans entraves.
Mai 68, comme de juste, n'a pas débuté en mai 68. Le malaise existentiel de la jeunesse date déjà des derniers mois de 1967, tandis qu'une frange étudiante de plus en plus large se politise au contact du Viêtnam. L'on vit déjà qu'avait eu lieu, le 22 mars 1968 à Nanterre, une occupation de la nouvelle université parisienne.
Dès l'avant-Mai aussi, on manifeste tous les deux ou trois jours au Quartier latin, pour le Vietminh, pour Rudi Dutschke ("Rudy le Rouge" assassiné le 11 avril à Berlin) ou contre les fascistes. Mais, aux yeux des spécialistes de la politique étudiante, le grand rendez-vous de la contestation estudiantine est fixé à la rentrée d'automne, quand les projets "sélectionnistes" du gouvernement commenceront d'entrer en application.
Anti-impérialisme à Nanterre
C'est à Nanterre encore, le jeudi 2 mai, que le joli printemps parisien s'embrase, avec les journées anti-impérialistes organisées par le "22 Mars" du flamboyant anarchiste Daniel Cohn-Bendit. Au milieu de cette effervescence, huit leaders étudiants sont convoqués pour un conseil de discipline le 6 mai. Rendez-vous est pris dès le lendemain à la Sorbonne. Début des choses sérieuses.
Ce jour-là, la police fera évacuer le vieux temple du savoir et les grenades lacrymogènes chuinteront à tout va. En soirée, un mot d'ordre de grève est lancé dans l'université, tandis que Robert Linhart, au nom des prochinois althussériens, proclame qu'il faut en appeler désormais à la classe ouvrière, quitter les facultés et se ruer dans les usines.
Le lundi 6 mai, les facultés ferment. Les étudiants, au bas mot, sont au moins 20 000 au Quartier latin. Les premières barricades sont dressées, Paris connaîtra son premier petit matin d'émeute. Au menu : boulons, pavés et cocktails Molotov. Un millier de blessés et 422 arrestations. On conteste à terre ("sit-in"), on fait des longues marches, des incidents éclatent la nuit, on crie "CRS-SS" à tout casser. Entre deux manifs, on refait le monde. Et, pendant ce temps-là, l'agitation gagne la province. Le ministre de l'Education nationale, Alain Peyrefitte, prend les accents d'un gaullisme musclé : "Une émeute, c'est comme un incendie, ça se combat dans les premières minutes."
Le dernier Conseil des ministres observe un silence radio sur les revendications étudiantes et Peyrefitte refuse de rouvrir la Sorbonne. L'état-major de la révolte, dont le trotskiste Alain Krivine, comprend que le mouvement doit avancer s'il ne veut pas s'enliser. C'est d'une logique thermodynamique. A Lyon et à Dijon déjà, les ouvriers se joignent aux étudiants. Même si, jusque-là, les syndicats traditionnels tentent d'assagir la jeunesse étudiante. Mais "tout est décidé", s'écrie Dany-le-rouge. On manifestera le vendredi 10 mai à 18h30. Les radicaux l'emportent. Geismar, Sauvageot et Cohn-Bendit forment désormais un trio emblématique à la tête des jeunes séditieux.
Sac et ressac, rue Gay-Lussac
Le Premier ministre, Georges Pompidou, est en Afghanistan. Il ne voit pas s'élever des dizaines de barricades dans Paris jusqu'à parfois trois mètres de hauteur. A 2h15 du matin, les CRS attaquent à la grenade rue Gay-Lussac. La révolte tourne à la révolution, fût-elle introuvable, comme dira Raymond Aron. Au matin, on relève plus de mille blessés, dont bon nombre de policiers, et d'innombrables carcasses de voitures rissolées. Début de la fuite en avant. Sur un grand mur blanc, l'étudiant poète Killian Fritsch inscrit : "Sous les pavés, la plage." La part lyrique de Mai 68...
Au lendemain de la nuit des barricades, les syndicats appellent à la grève générale pour la journée du 13. Revenu entre-temps d'Afghanistan, Georges Pompidou veut désamorcer la crise et annonce la réouverture de la Sorbonne, l'évacuation des forces de police du Quartier latin et la libération des étudiants arrêtés. De Gaulle déplore : "Ce n'est pas du De Gaulle, c'est du Pétain !" La grève générale est massivement suivie, à Paris et dans toute la France, par des centaines de milliers d'étudiants, de lycéens et de travailleurs. On repère dans le cortège les ténors socialistes (Mendès France, Mollet, Mitterrand) et communistes, qui ne s'y sont pas trompés. Le mouvement se politise hardiment. Les manifestants hurlent : "Dix ans, ça suffit !" Suivez leur regard.
La crise sociale et politique
Ce soir-là, la phase proprement étudiante de Mai 68 est terminée. "L'agitation étudiante se transmue en une agitation sociale autrement plus inquiétante pour le gouvernement", lit-on. La protestation s'est propagée tous azimuts, les mesures d'apaisement tombent trop tard, la grève ouvrière va durer et s'étendre.
A Bucarest, goûteuse ironie, le général de Gaulle est fleuri par les étudiants. Tandis qu'à Paris, le Théâtre de l'Odéon est occupé, les usines de la Régie Renault sont en grève, les transports, les services publics et l'ORTF sont pour ainsi dire paralysés. L'essence coule au compte-gouttes, Paris ploie sous les immondices à l'abandon. On évalue bientôt à dix millions le peuple des grévistes dans le pays.
Revenu précipitamment de Bucarest, le général de Gaulle lance avec une solennelle gravité : "La réforme, oui; la chienlit, non !" Daniel Cohn-Bendit interdit de séjour, les étudiants scandent : "Nous sommes tous des Juifs allemands." Le surlendemain, vendredi 24 mai, à 20h, de Gaulle annonce un référendum. Coup d'épée dans l'eau. L'enfer est pavé, la nuit sera sanglante. M. Pompidou réunit pourtant dès le lendemain, rue de Grenelle, patrons et syndicats ouvriers. S'ensuivra un protocole d'accord sur l'augmentation du SMIG et des salaires, la réduction du temps de travail, l'abaissement de l'âge de la retraite. Mais les ouvriers se prononcent contre la reprise du travail; méfiants, ils disent "non à l'aventure" (slogan CGT).
L'éclipse de Baden-Baden
Alors qu'Alain Peyrefitte démissionne, de Gaulle "disparaît" le mercredi 29 mai dans la stupeur générale. On apprend plus tard qu'il s'est rendu à Baden-Baden pour y consulter le général Massu et jauger le soutien de l'armée. "Tout est foutu, gémit le Président. Les communistes ont provoqué la paralysie du pays. Je me retire". Pierre Mendès France se déclare déjà prêt à constituer un gouvernement provisoire, moyennant l'accord de toute la gauche réunie, mais de Gaulle revient de la garnison thermale complètement requinqué. Pour affirmer son retour, et quoique réticent, il annonce la dissolution de l'Assemblée et des élections au mois de juin. Un million de Parisiens lui témoignent leur soutien sur les Champs-Elysées. Le parti gaulliste remportera une écrasante victoire aux élections du 30 juin 1968. Mais l'irrésistible déclin du Général a commencé.
Eric de Bellefroid, pour La Libre Belgique du 28 avril
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