Qui se souvient des décrets flétrisseurs d’Adolphe Crémieux, qui connaît l’année à laquelle les femmes ont accédé à la magistrature pour la première fois, qui peut décrire le fonctionnement de la justice coloniale, et qui peut dater avec exactitude la loi portant abolition de la peine de mort?(*) Si le lecteur n’en a pas la moindre idée, c’est qu’il n’a pas lu, ou alors pas assez attentivement, L’Histoire de la justice en France de Jean-Pierre Royer, récemment rééditée, complétée et réorganisée. Ce pavé d’un peu plus de 1300 pages, que biberonnent fiévreusement les étudiants des facultés de droit, surtout ceux candidats à l’ENM, fait une synthèse brillante des trois cents dernières années de notre justice : de 1715, à la mort de Louis XIV, jusqu’à nos jours.
Pour sa quatrième édition, Jean-Pierre Royer a constitué une équipe autour de Jean-Paul Jean, Bernard Durand, Nicolas Derasse et Bruno Dubois (**). L’ouvrage, qui avait reçu le prix Malesherbes en 1996, revient épaissi de plusieurs centaines de pages et s’organise autour de trois grandes périodes : la justice royale (1715-1789), les révolutions de la justice (1789-1879) et la justice républicaine (1879-2010). De nombreuses problématiques ont fait l’objet d’une refonte, voire se sont ajoutées aux thématiques existantes. C’est le cas de la justice de la Convention thermidorienne, de la justice de l’entre-deux guerres, de la justice de Vichy, de la justice coloniale, des suites de l’affaire d’Outreau, ou de l’inflation législative des années 2000.
L’histoire de la justice hexagonale nous semble se structurer autour de deux grandes thématiques : d’une part, la lutte entre la magistrature et le pouvoir politique et, d’autre part, les réformes de l’appareil institutionnel judiciaire pour améliorer l’efficacité de ce qui deviendra le service public de la justice.
De 1715 à 2010, c’est une magistrature qui se cherche que décrit Jean-Pierre Royer, en quête d’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif.
Le souvenir séculaire de la fronde des Parlements sous l’Ancien Régime, par le droit de remontrances dont ils disposaient et leurs arrêts de règlement, ont amené le jeune pouvoir révolutionnaire – l’Assemblée nationale constituante – à refuser l’idée d’un pouvoir judiciaire. La création du référé-législatif et le refus de l’inamovibilité des magistrats devaient permettre de mettre les juges sous tutelle. Plus tard, l’article 5 du Code civil napoléonien interdira expressément aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. Et si le bénéfice de l’inamovibilité fut octroyé aux magistrats du siège par Napoléon Ier, ce fut en contrepartie d’une nomination par l’Empereur lui-même.
Son indépendance, la magistrature la doit à deux choses : son mode de recrutement et l’activisme de certains de ses membres. Sur le premier point, l’idée d’un concours s’imposa difficilement. Après l’échec du décret Sarrien (1905) et les nombreuses oppositions du Parlement, Michel Debré, par l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, créa le concours d’accès et le Centre national d’études judiciaires (CNEJ), ancêtre de l’ENM. Sur le second point, l’émergence du syndicalisme judiciaire (le Syndicat de la magistrature en 1968 puis l’Union syndicale des magistrats en 1974) a contribué à une meilleure représentativité du corps, et les affaires politico-financières des années 1980-1990 ont montré, par l’engagement professionnel de certains magistrats, l’indépendance de la justice.
Mais c’est aussi une justice aux structures changeantes que nous décrit cet ouvrage. Après l’enchevêtrement des juridictions et des compétences qui caractérisait l’Ancien Régime, l’Assemblée nationale constituante, par la loi des 16 et 24 août 1790 et la loi des 27 novembre et 1er décembre 1790, va réformer la justice civile et pénale. Mais c’est véritablement le Premier Empire qui rationalisera l’édifice judiciaire, sans que le XIXe siècle ni le début du XXe ne reviennent dessus. Il faudra ensuite attendre les réformes de Michel Debré, dont la refonte de la carte judiciaire en 1958, pour franchir une nouvelle étape dans la modernisation du système. L’objectif est alors de rendre le service public de la justice plus efficace. Ainsi que le souligne d’ailleurs Jean-Pierre Royer, face à l’accroissement de la demande de justice, l’institution judiciaire, davantage saisie, engendre des attentes et fait naître des critiques, ce qui appelle une nouvelle gestion. Qualifiée de lente et de coûteuse, la justice est aussi perçue comme inégalitaire.
L’Histoire de la justice en France aborde bien d’autres problématiques. Il aurait été possible de s’attarder spécifiquement sur la justice de Vichy ou sur la guerre d’Algérie, sur la justice administrative, ou encore sur les auxiliaires de justice.
Mais ce serait là ôter tout mystère à la lecture.en définitive, il convient simplement d’observer que l’histoire de l’institution judiciaire n’est pas seulement une accumulation de noms et de dates, mais la mutation d’un grand corps de l’état en régulateur social, aux relations complexes avec le pouvoir exécutif.
Il ressort de ce livre la richesse de la justice française, dont la connaissance est impérative pour comprendre le débat public présent et notre propre histoire.
Note de lecture rédigée par Raphaël Grandfils, coordinateur de la rédaction de J’essaime… pour une autre justice, magazine du Syndicat de la Magistrature (n°15, édition de novembre 2010), avec «l’importante collaboration d’un étudiant, futur candidat à l’ENM, dont les compétences n’ont d’égales que la discrétion».
(*)Les femmes ont pu accéder à la magistrature en 1946, la peine de mort a été abolie en France par la loi du 9 octobre 1981 (et, pour d’autres détails, voir le livre…).
(**) Jean-Pierre Royer est professeur émérite à l’Université de Lille 2, Jean-Paul Jean est magistrat, professeur associé à l’Université de Poitiers, Bernard Durand est professeur émérite à l’Université de Montpellier 1, Nicolas Derasse et Bruno Dubois sont maîtres de conférences à l’Université de Lille 2.
Histoire de la Justice en France du XVIIIe siècle à nos jours
Presses Universitaires de France, Quatrième édition revue et mise à jour,
Avril 2010, 1305 pages, 32 € TTC France
Si je comprends bien le titre, avant la mort de Louis XIV, la justice était donc dans sa préhistoire.
Alors soit le titre est trompeur
Soit ce fut la justice avant Louis XV qui le fut.
C'est Henri II de Montmorency qui doit être content : décapité par lé préhistoire de la justice.
Rédigé par : Tita | 20/11/2010 à 13h36
J'ai laissé en titre sur le blogue le titre qui était à la fois en pages 40 et 41 de la revue syndicale et du livre.
En revanche, en lien cliquable en bas, j'ai mis le titre tel qu'il figure au CNRS, qui précise "…du XVIIIe siècle à nos jours".
Voilà…
Rédigé par : Ménilmuche | 20/11/2010 à 13h44
Ha... Merci.
Cela n'enlevait pas la qualité du contenu ; Il s'entend.
Rédigé par : Tita | 20/11/2010 à 15h30