Une vie singulière et multiple
« Mais à qui pourrais-je bien parler ? Qui serait prêt à m’écouter à une heure pareille ? » C’est la nuit. « Une lente nuit » qui laisse le narrateur, un jeune immigré tunisien, « le corps brisé, l’esprit atteint de mille coups ». Ce beau titre, La Nuit de l’étranger, déjà nous interroge : y aurait-il dans la nuit de l’étranger quelque chose d’autre que dans la nuit de tout un chacun ?
Né à Kairouan (Tunisie) en 1951, Habib Selmi est agrégé d’arabe et vit à Paris depuis 1983. Il a publié six romans et deux recueils de nouvelles. Il est considéré comme un des meilleurs écrivains tunisiens de langue arabe. Cette expérience de la Nuit de l’étranger, c’est aussi la sienne. Singulière et multiple. Comme celle de ses personnages, constituée dans le déracinement, cette avancée sur un fil lorsque les amarres ont été rompues, les repères balayés et qu’il faut se reconstruire des amis, une langue, un pays qui ne seront jamais tout à fait les siens. Faire le deuil de ce que l’on a quitté, se fabriquer une nouvelle vie. Etre d’ici et de là-bas au risque de n’être ni de là-bas ni d’ici.
La nuit agit comme un révélateur. Elle est le lieu d’accueil de tous les souvenirs et donne des indications sur la manière d’être au monde du narrateur. Dans sa chambre parisienne, il a pour seul antidote à l’angoisse et à la solitude un petit carnet d’adresses défraîchi où les noms qu’il a jetés sont pour la plupart ceux de compatriotes exilés comme lui.
Hamouda et sa femme Hadhria : « Ils étaient comme la plupart des émigrés qui se réfugient dans la parole pour lutter contre le temps qui passe, contre une vie qu’ils n’ont pas choisie. » Souad, qui ne se remet pas du changement d’attitude de son père lorsqu’elle est devenue une jeune fille : « Comme si ça ne lui était jamais venu à l’esprit, comme si j’appartenais à un temps immuable. » Hamouda et Hadhria ont quitté Haoureb parce que « les spermatozoïdes d’Hamouda n’avaient pas assez de force pour atteindre les ovules de Hadhria ». Le traitement en France, long et coûteux, sera leur seule solution de rechange. Souad se laissera appeler « la putain de Belleville » comme une provocation assumée envers ce père aimant et aimé qui s’est érigé en gardien d’une vertu qu’elle ne veut pas lui céder.
Et puis, il y a encore Adel, rencontré dans un Airbus A300, avant son arrestation pour interrogatoire, puis dans un café, et qui va devenir son ami. Adel, qui a perdu le goût de devenir médecin, « ce grand rêve sans lequel il n’aurait pas émigré en France ». Il médite sur son itinéraire et sur celui de son père avant lui. Tous ont une raison de fuir, qui n’est pas forcément d’ordre économique. On entre dans cette histoire pleine et dense par petites touches, avec des allers-retours entre ici et là-bas.
La structure narrative du roman, qui s’ancre dans quatre histoires de vie, les esquisse, les découvre, les emmêle, se révèle captivante et vient donner une consistance commune aux personnages. Elle déroule les événements tragiques sous une fausse insignifiance, hors de tout misérabilisme. Ce parti pris, qui amène le lecteur à partager le déplacement géographique et existentiel des personnages, est aussi une invitation au déplacement hors de ses propres frontières, pour aller à la rencontre de l’Autre.
Marina Da Silva, pour Le Monde diplomatique (août 2008)
La Nuit de l’étranger de Habib Selmi, traduit de l’arabe (Tunisie) par Evelyne Larguèche et Françoise Neyrod, Actes Sud, coll. « Mondes arabes », Arles, 2008, 190 pages, 19 € TTC prix France.
http://blog.belleville-paris.info/dotclear/index.php?2008/08/26/2217-la-nuit-de-l-etranger
Rédigé par : Dominique Dardel | 26/08/2008 à 15h43
Merci pour ce relais local, qui me semble aller dans le sens que j'évoquais ici :
http://menilmontant.noosblog.fr/mon_weblog/2008/08/le-belleville-b.html
les deux blogues sont complémentaires…
Rédigé par : Fabien | 26/08/2008 à 18h54