L’histoire est banale et affligeante, mais elle aurait pu injustement conduire Alexandre S. devant un tribunal correctionnel. Le 17 novembre 2007, à 2 heures du matin, cet homme âgé de 29 ans, sans emploi, circule à vélo rue de Lappe, en sens interdit, dans le 11e arrondissement de Paris.
Croisant un agent de la police, il s'arrête pour lui demander où se trouve la borne Vélib' la plus proche. « 90 euros d'amende pour sens interdit », l'avertit aussitôt le policier. Alexandre S. proteste, invoque le fait qu'il est à vélo. « La loi est la même pour tout le monde », lui répond-on avant de contrôler ses papiers dans un car de police. Mécontent, Alexandre S. devient caustique. A partir de là, les faits, reconstitués minutieusement par l'inspection générale des services (IGS), la police des polices, s'enveniment.
Les échanges enregistrés
L'énervement a gagné le gardien de la paix Julien C., 27 ans, qui déclare à Alexandre S. : « Tu vas commencer par fermer ta gueule, toi, ou ça va mal se passer ! » L'homme à vélo veut filmer la scène sur son téléphone portable. L'agent le lui arrache des mains, demande à un autre policier d'effacer la séquence et lui restitue l'appareil, en lui enjoignant : « Ferme ta gueule, espèce de grosse merde ! » Emmené dans le car de police, Alexandre S. met discrètement en marche son téléphone portable dans sa poche et enregistre, à 2h53, les échanges : 3 minutes de son qui vont se révéler précieuses.
Car la situation se détériore. Alexandre S., qui a déchiré son amende, est emmené, menotté, en garde à vue, mis à nu, agenouillé. Il restera onze heures dans le commissariat, où il craque et pleure. A sa sortie, le lendemain, à 13 heures, il a une convocation pour le 22 janvier 2008, devant la 30e chambre correctionnelle pour « outrage ». L'agent Julien C. a porté plainte contre lui. Il assure qu'il a été insulté parce qu'il est noir. Cinq autres policiers, présents sur les lieux, corroborent.
L'avocate d'Alexandre S. lui conseille alors d'aller raconter son histoire à l'IGS, sans trop y croire. « Contre six policiers, mon client n'avait quasiment aucune chance », soupire Laurence Léger.
Erreur. Comme le prouvent les procès-verbaux que Le Monde s'est procurés, l'IGS ne va faire montre d'aucune indulgence envers les policiers qui, lors des premières auditions et confrontations, maintiennent leur version des faits. Mais les descriptions d'Alexandre S. sont précises et, surtout, il possède son fameux enregistrement. Lorsque le capitaine de police de l'IGS, en fonction au 3e cabinet d'enquête, finit par le produire, les policiers avouent. Le 5 décembre 2007, Julien C. convient : « Je reconnais l'intégralité des accusations concernant ce qui s'est passé à l'intérieur du car. Comme il m'avait bassiné avant (…), j'en suis arrivé à l'insulter copieusement, car j'ai perdu mon sang-froid, je l'ai traité de grosse merde, je lui ai dit qu'il avait une tronche de SDF. »
Question du capitaine : « Il est indiqué dans le PV que M. S. était excité, or il apparaît que vos échanges étaient tout à fait calmes, que répondez-vous ? »
Réponse : « C'est exact (...). Il est vrai que ce qui est écrit dans le PV est faux, car (il) était calme. »
Question : « Comment expliquez-vous ce comportement inadmissible venant d'un représentant de l'ordre et vos mensonges successifs ? »
Réponse : « M. S. m'a poussé à bout et j'ai perdu mon sang-froid (...). Au Sarij (service d'accueil, de recherche et d'investigation judiciaire), j'ai menti, car je ne pensais pas aller devant vous aujourd'hui. »
Interrogé sur les conditions humiliantes de la garde à vue d'Alexandre S., et sur les textes précis à ce sujet « enseignés dans toutes les écoles de police », Dimitri R., un autre policier, aura, lui, cette réponse : « Je n'avais pas souvenir de cela et il y a des habitudes dans les commissariats. »
Aujourd'hui, le parquet a décidé de poursuivre Julien C. pour faux en écriture. L'avocate d'Alexandre S., qui réclame des dommages et intérêts, a fait citer à comparaître, jeudi 12 juin, les cinq autres policiers solidaires. L'audience est renvoyée au 1er septembre.
Isabelle Mandraud, pour Le Monde daté du 14 juin
Il y a si souvent de quoi perdre foi en l'homme !
Rédigé par : raannemari | 14/06/2008 à 14h08