Désolé de vous infliger la lecture d’un sujet si long. Et non illustré en plus ! Très intéressant, ce sujet relate la vie d’une Chinoise comme les autres, qui a fui son pays pour s’installer à Belleville, croyant trouver en France un quelconque Eldorado. Dans ce pays des Droits de l’Homme, où elle vivait sans-papiers, un jour de septembre, voici tout juste un mois, elle s’est défenestrée à l’arrivée de la police, boulevard de La Villette. Et elle est décédée le lendemain à l’hôpital. Dans l’ignorance de sa famille. Liu Chunlan avait 51 ans et vivait en France depuis trois ans. Dans la crainte. Elle était venue pour payer le mariage de son fils, resté en Chine.
Fort bien rédigé pour Libération, ce sujet est de Pascale Nivelle, co-auteur d’un ouvrage parlant d’une certaine immigration et intitulé Les Sarkozy, une famille Française. Coïncidence, il est paru avant-hier, jour où a été publié de l’autre côté de l’Atlantique cet éditorial sur les préparatifs élyséens de la visite d’Etat au Maroc du président Sarkozy.
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F. A.
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Un aller sans retour
Clandestine depuis deux ans, Liu Chunlan s’est défenestrée, à Paris, le 20 septembre, par peur de la police. Cette ouvrière chinoise au chômage s’était exilée pour payer le mariage de son fils, resté avec son père à Fushun.
A Fushun, sa ville natale de l’ancienne Mandchourie, on a oublié Liu Chunlan. Les voisins s’interrogent, le front levé vers le balcon délabré du dernier étage : « Elle est partie à l’étranger, non ? » Liu Chunlan a habité cette cité ouvrière pendant plus de vingt-cinq ans, jusqu’au jour de son départ à Paris, en 2004. Son fils et son mari y vivent toujours. Eux seuls savent qu’elle est morte. Un employé du gouvernement local est venu leur annoncer brutalement la nouvelle le 26 septembre, six jours après la chute fatale sur le trottoir du boulevard de la Villette. Depuis, plus de nouvelles. Il y a eu les vacances nationales, puis le congrès du Parti communiste à Pékin… « On vous rappellera », font dire les fonctionnaires. La presse chinoise n’a pas dit un mot sur Liu Chunlan. La mort d’une clandestine n’est pas un exemple.
Zhang Yuxiao est son fils unique : 27 ans, fluet, une dégaine adolescente démentie par son regard, presque éteint. Depuis deux semaines, il ne peut plus dormir ni manger, hanté par la tristesse, les remords et la seule explication qu’il trouve au drame : « Elle est partie parce qu’il fallait de l’argent pour mon mariage. » Son père écrase ses cigarettes à moitié fumées dans une canette de bière et fait les honneurs de son petit appartement éclairé par un néon, une pièce cuisine encombrée où aucun balai n’est passé depuis longtemps. Ils veulent parler d’elle. Zhang Bailiang fouille un tiroir, sort d’un vieil album de photos l’unique et minuscule cliché de son mariage. Elle avait fait friser ses cheveux et il portait une cravate.
C’était il y a plus d’un quart de siècle, dans la Chine industrielle de l’après-Mao. La vie de Liu Chunlan et Zhang Bailiang était écrite dans la fonte du Parti et leur sort riveté aux entreprises d’Etat qui les employaient. Peu d’argent, aucune perspective de carrière, mais ils avaient l’assurance du « bol de riz en fer », un emploi à vie et le minimum vital garanti aux travailleurs par la République populaire : un appartement, un vélo et de quoi manger à sa faim. La danwei (« unité de travail ») s’occuperait de tout, jusqu’au cimetière. On a attribué aux Zhang un appartement semblable à des milliers d’autres dans le district de Fumin, dans une cité bâtie entre deux cheminées d’usine. Liu Chunlan travaillait dans un conglomérat textile, et Zhang Bailiang dans une immense usine de meubles, comme son père avant lui.
A l’époque, le mot chômage était encore inconnu. A Fushun, cité des travailleurs du nord-est de l’empire, encore plus qu’ailleurs. Fleuron de l’économie planifiée, la ville hérissée de hauts fourneaux, de mines de charbon et de complexes pétrochimiques, faisait partie de l’imagerie communiste.
Payer de belles noces
C’est là qu’en 1963 Mao avait inventé le camarade modèle Lei Feng. Chaque Chinois devrait désormais « prendre exemple » sur cette icône du dévouement à la révolution, mort à Fushun à 22 ans. Son sourire éclatant est encore partout, le même portrait se répète dans les stations-service, les restaurants et les bâtiments publics. Un gigantesque musée lui est dédié dans un parc proche des dernières usines d’Etat. Rénové à grands frais en 2004, avec écrans tactiles, salle de cinéma et portillons électroniques, le mémorial Lei Feng accueillerait des centaines de milliers de visiteurs chaque année. Début octobre, il était vide.
Dans les années 90, sans doute Lei Feng était-il encore un modèle pour Liu Chunlan et ceux de sa génération, nés après 1949. La roue était déjà en train de tourner pourtant, les conglomérats d’Etat commençaient à « jaunir comme une feuille d’automne », selon l’expression chinoise, les cheminées d’usine à s’éteindre les unes après les autres. A Pékin, Deng Xiaoping commençait à parler de la « politique de réformes et d’ouverture » qui allait précipiter la Chine dans le « socialisme à la chinoise », version féroce et hypocrite du capitalisme. Liu Chunlan n’avait pas la tête à ça. Au tout début de la politique de l’enfant unique, elle a eu un fils. Mieux valait un garçon qu’une fille, promise à partir dans sa belle-famille après son mariage. Mais un garçon, les parents doivent l’établir, lui acheter un appartement pour loger sa future famille et payer de belles noces. C’est vite devenu l’obsession de Liu Chunlan, qui ne gagnait pas plus de 60 euros par mois et faisait le dur apprentissage de l’économie de marché, de l’inflation et de la consommation. Son fils est allé au collège et au lycée, mais s’est arrêté à la porte de l’université, trop chère pour les Zhang. Il a cherché un travail et n’en a pas trouvé. Depuis des années, il enchaîne ce qu’il trouve, du plus insignifiant petit boulot aux tâches les plus pénibles. « Depuis trois mois, je vends de la nourriture pour chats et chiens », confie-t-il en baissant la tête.
Les vrais ennuis de la famille Zhang ont commencé quand il a eu 18 ans. En 1998, après beaucoup d’autres à Fushun, l’atelier textile de Liu Chunlan a fermé sans préavis. Elle est devenue xiagang, littéralement « tombée du poste ». Licenciée du jour au lendemain, sans indemnités ni chômage. Employée sans traitement d’une coquille vide, l’Etat ne pouvant se résoudre à fermer officiellement ses entreprises. Autour d’elle, des femmes commençaient à disparaître, laissant maris et enfants dans la ville sinistrée. Il se murmurait qu’elles partaient en Occident, gagner beaucoup d’argent. A Paris, on a remarqué l’arrivée de nouveaux immigrés chinois, souvent des femmes entre deux âges. Ces dongbei (« nord-est ») étaient plus pauvres, plus perdus que les Chinois de la première génération, solidaires et organisés. Pour la plupart originaires de Wenzhou, dans le sud du pays, ils ont rejeté, exploité leurs frères du Nord mal dégrossis et durs à la tâche. Ceux-là, confinés dans des dortoirs insalubres, enfermés dans les ateliers clandestins de Belleville ou de la Seine-Saint-Denis, ont dû ravaler leurs rêves. Sans se plaindre.
Prix du voyage : l’équivalent de dix années de salaire
Dans le Liaoning, la province de Fushun, le thermomètre descend jusqu’à moins trente degrés l’hiver, et les étés poisseux de pollution sont étouffants. Les habitants sont aguerris et peu exigeants.
Liu Chunlan a pensé à émigrer lorsque Zhang Bailiang, à son tour, a perdu son emploi en 2003. « Moi non plus je n’ai pas eu un centime », raconte-t-il. « Lorsqu’une entreprise d’Etat ferme, sans être rachetée par le privé, on ne touche rien. On est mis à la porte, c’est tout. » Il s’est retrouvé à vendre des fruits sur les trottoirs déjà envahis par des centaines de chômeurs, elle, à donner des coups de main chez un tailleur. Ils n’arrivaient pas à joindre les deux bouts. Et Zhang Yuxiao, à 23 ans, parlait déjà de se marier. « Un jour, cela n’a plus été possible, tout simplement, explique Zhang Bailiang, elle a décidé de partir. Je suis resté avec notre fils, moi j’avais retrouvé un travail, veilleur de nuit dans une usine pour 600 yuans [60 euros, ndlr] par mois » Liu Chunlan n’avait jamais quitté le Liaoning. Pourquoi Paris ? « Elle savait qu’il y a la Sécurité sociale là-bas, et elle avait une adresse pour le voyage », dit le mari. Le prix à payer au passeur était de 7 000 euros, 70 000 yuans pour un aller sans retour. L’équivalent de dix années de salaire dans son ancienne usine, à prendre ou à laisser. La famille entière s’est cotisée. Une sœur aînée, Liu Senglan, s’est chargée de la collecte. A l’automne 2004, Liu Chunlan s’est envolée avec un visa de touriste et quelques dizaines d’euros en poche. « Elle est partie toute seule sans savoir un mot d’anglais ou de français, et sans savoir non plus quand elle rentrerait », raconte son mari.Il se souvient qu’elle était très fatiguée.
Nounou ou prostituée
« Elle était déjà malade en partant, mais comme elle n’avait pas de quoi se faire soigner ici, on n’a jamais su ce qu’elle avait », affirme sa sœur Liu Senglan, qui a longtemps travaillé dans un hôpital. En France, Liu Chunlan a d’abord habité à Villepinte (Seine-Saint-Denis), où elle a déposé une demande d’asile et obtenu une carte de Sécurité sociale. Cela lui a permis de connaître la cause de son épuisement et de ses vertiges : diabète et hypertension. Elle a commencé sa vie d’immigrée en gardant des enfants à plein temps. Nounou ou prostituée, le choix souvent se pose en ces termes pour les femmes dongbei de Paris. Puis les enfants l’ont épuisée. Elle a fait des ménages, pour un plus maigre salaire encore.
Pendant plus de deux ans, tout ce qu’elle a gagné est passé dans le remboursement de la dette à sa famille. « Elle venait juste de finir de payer quand elle est morte. En trois ans, elle n’a pu envoyer qu’un peu d’argent pour les fêtes », précise son mari. Chaque semaine, Liu Chunlan appelait sa famille. « Parfois elle était si fatiguée qu’elle pouvait à peine se lever », raconte son fils. Quand sa demande d’asile a été rejetée en novembre 2005, elle est passée dans la clandestinité. Elle a déménagé de la Seine-Saint-Denis pour Belleville, dans un petit appartement délabré du boulevard de la Villette qu’elle partageait avec cinq autres personnes. C’est de ce premier étage qu’elle a sauté quand les policiers ont frappé à la porte, le 20 septembre. Le lendemain, elle mourait à l’hôpital Georges-Pompidou. Son corps a été transporté à l’institut médico-légal de Paris, dans l’attente d’un permis d’inhumer ou d’incinérer. Son fils et son mari ne connaissent pas les détails.
Au printemps dernier, Liu Chunlan avait supplié Zhang Bailiang de demander le divorce. Il a accepté, comprenant que sans doute ils ne se reverraient jamais : « Nous n’avions pas de problèmes de couple, la question n’était pas là. Mais nous avons séparé nos intérêts. Elle avait peur de nous rendre responsable de ses dettes à Paris. Elle ne gagnait presque plus rien. » A son fils, Liu Chunlan continuait de promettre l’argent de son mariage, assurant qu’elle obtiendrait bientôt ses papiers.
Près d’un mois après sa mort, la famille voudrait aller en France, reconnaître le corps, dont ils ne savent pas ce qu’il est devenu. « C’est important en Chine, le dernier rendez-vous avec le mort. Nous ne voulons pas l’abandonner si loin de nous, il faut la ramener ici. Qui s’en occupera sinon ? », explique Zhang Bailiang. Il a lancé une nouvelle collecte familiale, dans l’espoir d’offrir son dernier voyage à Liu Chunlan, morte à 51 ans à plus de 10 000 km de chez elle.
© Pascale Nivelle, envoyée spéciale à Fushun (province du Liaoning, Chine), pour Libération du 18 octobre
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