Le gouvernement Marois a déposé ce jeudi 7 novembre un projet de loi dont le titre tient en... 29 mots, rien de moins. Connu depuis le 10 septembre sous le terme générique de "Charte des Valeurs québécoises" (et présenté sur un site gouvernemental dédié), ce projet de loi (à consulter ici dans son intégralité) devrait faire l'objet d'une "discussion" durant deux mois environ. Contrairement à ce qu'affirment de nombreux commentateurs -notamment en faveur de cette charte-, ce projet de loi va beaucoup plus loin de ce qui existe déjà ce qui se passe en France. Explications.
L'école en France: quatre textes en 24 ans
Ce projet est arrivé dans un climat politique plutôt serein. Voici un an que je navigue entre le Québec et la France, étant moi-même un futur immigré au titre du regroupement familial mais pour l'instant un simple touriste français qui dépense de l'argent donc fait rentrer de la TPS et de la TVQ dans les caisses, jamais je n'ai ressenti de tension. Il est vrai que la ville de Québec n'est pas le Québec, tout comme la ville de Montréal (que je connais fort peu) n'est pas non plus le Québec. Mais en France, lorsque le tout premier texte de la fin du XXe siècle régissant les "signes religieux ostensibles" a été publié, c'était après l'affaire de Creil. Nous étions à la fin de 1989, et l'avis rendu par le Conseil d'Etat était plutôt mitigé sur la question. Cette institution est, comme son nom l'indique, chargée de conseiller le gouvernement sur certains dossiers, mais aussi de statuer en cas de litige. Qu'à cela ne tienne: le gouvernement a publié une circulaire en décembre 1989 [pour savoir ce qu'est une circulaire en France, cliquer ici], puis une autre en septembre 1994, puis encore une autre en mars 2004. C'était celle-ci qui était en vigueur. Sauf que...
Sauf que voilà: chacun cherche à mettre sa griffe d'une façon ou d'une autre. Près de dix ans ont passé depuis la circulaire de mars 2004, et l'actuel ministre en poste en France, Vincent Peillon, a dévoilé au même moment que Bernard Drainville sa Charte de la laïcité à l'école.
A l'école, en France, il est interdit pour un élève d'arborer un signe ostensible. Cela va, dans certains cas, jusqu'au bandana. Ne riez pas, c'est ainsi. Sauf que lorsque l'on parle de l'école en France, on n'y inclut ni les crèches (qu'au Québec on appelle CPE), ni les Universités. Ainsi, chaque année à Paris ressurgit le débat du financement public des crèches loubavitch. Donc,à ceux qui croient, à cause de l'affaire de la crèche Baby-Loup, que les crèches françaises sont soumises à la neutralité religieuse, la réponse est non. La crèche en question a mis en place un règlement intérieur qui n'est pas conforme à cet article du code du travail.
En France, le principe de laïcité "n'est pas applicable aux salariés de droit privé", faisait remarquer en mars dernier la Cour de Cassation, plus haute juridiction française au sujet, précisément, de la crèche Baby-Loup.
Québec: une notion très étendue du service public
Au Québec, dans l'application de la Charte, la notion de service public est tout autre, puisqu'elle vise en son article 2, alinéa 1 "sont des organismes publics les organismes, les établissements et les personnes, avec le personnel que ces dernières dirigent, énumérés à l'annexe I". En lisant la page 18 du projet de loi 60, si l'on voit que les populations autochtones sont exemptéées de l'application de la loi, on constate que "les sociétés de transport en commun" sont également considérées comme des organismes publics, ce dont il n'avait jusque là pas été question.
Or le chapitre III, sur le "visage découvert", prévoit au n°7 que "Une personne doit, en règle générale, avoir le visage découvert lors de la prestation d’un service qui lui est fourni par un membre du personnel d’un organisme public". Le ministre le disait déjà dans son message du 10 septembre (c'est ici, à pile 2'00" que l'on retrouve la phrase), mais c'est passé relativement inaperçu.
En voulant affirmer -également par ce texte- une "égalité entre les femmes et les hommes", qui me semble en meilleure voie au Québec qu'en France, voudrait-on empêcher des femmes de prendre les transports en commun?
Dans les hôpitaux ou les centres de soins, ce sera bien évidemment comme dans les sociétés de transport en commun: visage découvert pour tous. Pour toutes, serait-on tenté de dire.
En France, la circulaire du 2 février 2005 prévoit la liberté religieuse des patients. Un siècle tout juste après la grande loi de 1905 séparant les Eglises de l'Etat, des mesures ont été prises à l'encontre du personnel, mais pas des patients, contrairement à des rumeurs qui circulent au Québec. Cependant, il s'agit des hôpitaux. Pas de tous les centres de santé. Par exemple, lorsque je vivais en France, j'allais faire mon vaccin contre la grippe ici, tout près de chez moi. C'était le seul endroit où je pouvais avoir un "sans rendez-vous", où je ne faisais pas l'avance des frais, et où je n'attendais pas. En quoi est-ce gênant d'être accueilli par une bonne soeur en habit? Franchement, moi qui ne respecte pas de religion, ça m'est complètement égal. C'est une question d'ouverture d'esprit. Du moment que le service est bien rendu -et je n'ai jamais eu à me plaindre- je ne vois pas pourquoi aller voir ailleurs.
Quant aux universités (de droit privé, au Québec, mais considérées comme des organismes publics par la Charte), il n'y a pas d'interdiction en France, alors même que les universités françaises fonctionnent avec des fonds publics.
Des emplois interdits ?
Des périodes d'adaptation sont prévues, de durée différente selon les secteurs. La durée la plus longue annoncée ce midi par Bernard Drainville, le ministre porteur de la charte, est celle des hôpitaux, qui auront cinq ans pour s'adapter, après quoi, selon certains critères (pas encore définis) ils pourront bénéficier -ou non- d'une prolongation qui ne pourra aucunement excéder quatre ans.
A demi-mots, M. Drainville, a confirmé en conférence de presse qu'un(e) employé(e) risquait le licenciement en ne se soumettant pas à la nouvelle législation. Dans l'application concrète du projet de loi, Thomas Mulcair, chef de l'opposition officielle du Canada (et député NPD élu à Outremont) s'inquiète des risques d'interprétation: selon lui, une femme qui porterait le foulard pour une raison autre que religieuse pourrait ne pas perdre son emploi. Un engorgement des tribunaux à prévoir si sa lecture de la Charte est bonne.
En revanche, le ministre a tenu à préciser que, dès que la loi serait votée, chaque nouvel employé devrait s'y plier, même dans une entreprise où les collègues ont encore des mois, voire des années, d'adaptation... Est-ce à dire qu'il y aura une sorte de sélection à l'embauche, ou du moins que ceux et celles qui ont pour coutume d'afficher leurs croyances devront dès maintenant réfléchir à un autre avenir professionnel?
Dan une lettre à la Première ministre, le chef des libéraux Philippe Couillard a rappelé cet après-midi les risques d'inégalité entre les femmes et les hommes.
Depuis l'annonce de cette charte, le 10 septembre, quelques agressions de femmes voilées ont été signalées dans les médias. La parole semble se relâcher dans les commentaires sur les sites Internet, et par exemple on peut constater davantage de coupes sur le site de Radio Canada. Il s'agit d'un simpe constat d'un lecteur avisé, non quantifié.
Divers débats ont eu lieu à la télé, notamment sur RDI et LCN, les deux chaînes francophones d'information en continu. Et lorsque, sur Ici Radio Canada (la chaine de télévision du groupe Radio Canada), un débat à Tout le monde en parle a opposé la chroniqueuse Djemila Benhabib à l'étudiante Dalila Awada, il a été reproché à l'animateur de n'avoir pas dit que l'étudiante était militante à Québec Solidaire. On aurait aussi pu, avec autant de mauvaise foi, lui reproché de n'avoir pas dit que Djemila Benhabib avait été candidate du Parti Québécois aux législatives de 2012, ni de n'avoir pas dit qu'elle était née en Ukraine.
Ces débats, biaisés, et sans doute déformés par le double prisme des informations télévisées et des réseaux sociaux, me font penser à ce que la France a vécu voici quelques années, lorsque le gouvernement Sarkozy a relancé le débat sur "l'identité nationale" pour l'abandonner après avoir divisé la population. Même le Commissaire européen aux Droits de l'Homme avait mis en garde...
Thomas Mulcair accuse la Première ministre de vouloir diviser les Québécois. Il y a trois semaines, des années après le débat français sur l'"identité nationale", France Info, la radio de service public en continu, se demandait si l'ancien président français n'avait pas décomplexé la parole du FN, le principal parti de l'extrême-droite.
Fabien Abitbol
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