Cela fait huit ans aujourd’hui que le journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer (GAK) a disparu, à proximité d’un centre commercial d’Abidjan (Côte d’Ivoire). A cette occasion, deux rassemblements sont organisés, l’un à Paris en présence de sa fille Canelle, l’autre à Abidjan avec son épouse Osange.
Osange Silou-Kieffer, l'épouse de GAK (ici lors de la marche parisienne de 2011), organisait ce lundi un rassemblement sur le lieu de l'enlèvement du journaliste, en Côte d'Ivoire (poto FA)
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Journaliste spécialisé dans les matières premières, après un passage à Libération et un long parcours à La Tribune, GAK avait quitté le 20e arrondissement où il vivait depuis 1980 pour la Côte d’Ivoire en 2002.
Le 16 avril 2004, en début d’après-midi, il était enlevé sur le parking d’un supermarché, alors qu’il avait rendez-vous avec Michel Legré, beau-frère de Mme Simone Gbagbo, l’épouse du président en exercice.
Sa voiture retrouvée à un endroit et son ordinateur à un autre ont fait partie des premiers indices menant la justice française vers le palais présidentiel. Car, en France, des plaintes pour «enlèvement et séquestration» ont été déposées par la famille du journaliste, par le syndicat SNJ-CGT, et par l’ONG Reporters sans frontières (RSF). Le juge Patrick Ramaël, qui avait instruit l’assassinat en Côte d’Ivoire du journaliste Jean Hélène et qui est présentement en délicatesse avec le pouvoir français, a été saisi, auquel a été adjoint la juge Ducos, remplacée en 2008 par le juge Blot.
L’enquête ivoirienne (car des plaintes ont également été déposées localement) a notamment abouti à l’inculpation de Michel Legré du chef d’«assassinat», et à son incarcération durant quelques temps. La justice française, de son côté, peinait sous Laurent Gbagbo à recouper les pistes.
Mais le juge Ramaël est obstiné. Dans le bon sens du terme. Après la découverte en janvier dernier d’un cadavre qui s’est avéré n’être pas celui de Guy-André, son frère cadet Bernard a renouvelé sa confiance dans le travail méticuleux du magistrat, qui prend le temps d’examiner chaque piste, de fermer chaque porte.
Dans ce dossier aussi, des pistes se bloquent pour des raisons plus subies et subites. Par exemple, en janvier dernier, on apprenait la mort de l’ancien ministre des Finances de Laurent Gbagbo, parti en Israël, dont le nom était plusieurs fois apparu dans le dossier. Deux mois et demi plus tard, c’est au Ghana, dans un camp de réfugiés, qu’allait mourir dans d’étranges circonstances Adama Koné, surnommé «gorge profonde» par le Nouveau Courrier (quotidien ouvertement pro Gbagbo). Dans la nuit du 27 au 28 mars, la tente qu’il occupait avait brûlé. Seul incendie du campement. Grièvement blessé, ce témoin dont on dit qu’il travaillait pour la défense de l’ex-président Gbagbo fut transféré à 200km de là, et mourut 24 heures plus tard. Sans être entendu par le magistrat français qui s’était déplacé début janvier en Côte d’Ivoire. Or lui aussi disait avoir fait partie du commando ayant assassiné Guy-André Kieffer, mais en accusant le camp Ouattara.
Ces deux morts récentes sont moins rocambolesques que, dans le versant ivoirien du dossier, l’évasion d’un témoin à l’été 2009.
Canelle Kieffer, à l'issue du rassemblement du 16 avril 2011, remerciant les participants à la marche parisienne. Depuis huit ans, elle se bat pour connaître la vérité sur la disparition de son père (photo FA)
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Sur le plan diplomatique, les choses n’ont jamais été très simples non plus dans cette histoire.
Si sous le second mandat du président Chirac la famille Kieffer était cordialement reçue au Quai d’Orsay, les relations se sont un peu tendues avec le pouvoir français à l’arrivée du président Sarkozy.
En novembre 2007, alors que le juge Ramaël s’apprêtait à partir une nouvelle fois en mission à Abidjan, il apprend qu’il devra se passer des policiers de la Brigade criminelle qui l’avaient déjà accompagné une huitaine de fois, ou qu’il avait déjà missionnés par le passé. Sans explication autre que, éventuellement, budgétaire… C’est depuis cette époque que le juge Ramaël a saisi les gendarmes de la Section de recherches du 20e arrondissement de Paris. Bernard Kieffer avait évoqué une «duplicité» franco-ivoirienne. Le 23 août pourtant, le président Sarkozy avait reçu la famille, mais ne lui avait rien dit de tel.
Un an après, en octobre 2008, la famille Kieffer évoquait des pressions venues d’un conseiller de l’Elysée. Quelques jours plus tôt, ce conseiller à la présidence française avait été entendu par les juges.
Les élections en Côte d’Ivoire ont abouti à un changement de président, début 2011. Il aura fallu attendre quelques mois pour que le juge Ramaël puisse sereinement remettre les pieds à Abidjan. Avec, cette fois, l’appui du nouvel ambassadeur ivoirien à Paris.
A Abidjan s’est installé en début de ce mois un nouvel ambassadeur de France. Il s’agit de Georges Serre, soixante ans, qui a déjà été ambassadeur en République Démocratique du Congo (RDC), avant d’être en poste au Cameroun, où il se trouvait lors de la prise d’otage des employés de Total en 2008. M. Serre était directeur de cabinet de Hubert Védrine sous Lionel Jospin.
A sa prise de fonctions, Georges Serre a trouvé dans son courrier une missive expédiée le 31 mars par la famille Kieffer, souhaitant «pouvoir continuer à compter sur l'appui de l'ambassade de France en Côte d'Ivoire et sur [sa] détermination pour que ces investigations puissent se poursuivre dans les meilleures conditions jusqu'à la résolution définitive de cette affaire.»
Osange Silou-Kieffer, l’épouse de GAK, est partie la semaine dernière avec Reporters sans frontières à Abidjan pour marquer ce huitième anniversaire par une visite sur les lieux où le journaliste franco-canadien a été enlevé, ce 16 avril 2004. «Je pars à Abidjan pour m’entretenir avec les nouvelles autorités politiques et judiciaires ivoiriennes. Où en est-on aujourd’hui? A-t-on avancé dans la recherche de la vérité? Il s’agit aussi pour moi de manifester ma solidarité avec le peuple ivoirien qui a beaucoup souffert des déchirements de ces dernières années», déclarait-elle avant son départ.
Canelle, la fille de Guy-André, est restée à Paris. A partir de 18heures, elle invite à un rassemblement «pacifique et festif» devant la Fontaine Saint-Michel.
Fabien Abitbol
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Repères
• 25 mai 1949: naissance de Guy-André Kieffer à Marseille au gré des mutations de son père
• acquisition de la nationalité canadienne dans les années 70
• 9 avril 1975: naissance de Sébastien-Cédrick Kieffer, son fils, qui vit à Montréal
• 1979: rencontre à Ottawa de la journaliste et réalisatrice Guadeloupéenne Osange Silou
• 1980: installation du couple Guy-André et Osange Kieffer à Paris, dans le 20e arrondissement
• Journaliste économique, GAK travaille au quotidien Libération
• 1984: GAK rejoint le quotidien économique La Tribune, où il va notamment se spécialiser dans les matières premières
• 1986: déménagement au sein du 20e arrondissement
• 4 mai 1986: naissance de Canelle Kieffer
• 2002: congé sabbatique et départ pour la Côte d’Ivoire, afin de réaliser pour le cabinet CCC (Commodities Corporate Consulting) , à la demande du président Gbagbo, une mission d'audit de la filière cacao; la mission prend fin lorsque GAK s’aperçoit de l’ampleur des malversations; il se remet dans le journalisme d’investigation
• 16 avril 2004: enlèvement de Guy-André Kieffer sur le parking d’un supermarché d’Abidjan; quelques mois plus tard, un avocat parisien travaillant pour le compte de l’Union européenne fera lui aussi l’objet d’un bref enlèvement dans des circonstance similaires; le barreau de Paris se porte partie civile juste avant le départ de Me Charrière-Bournazel et l'affaire est également instruite par le juge Ramaël
• 2005: publication par l’Union européenne d’un rapport d'audit sur “l'argent du cacao”, allant dans le sens des conclusions auxquelles GAK était parvenu
• GAK a deux frères, Bernard, qui vit et travaille dans le Rhône, et Eric, qui vit en Savoie
• Les parents de GAK, Jacques et Irène, également en Savoie, sont âgés respectivement de 87 et 86 ans
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A lire:
Une présentation du rapport Ghelber pour l'Union européenne en page 35 de cette édition des Echos
Le site de soutien tenu par Bernard Kieffer
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