Imaginez que l’on demande aux designers Philippe Starck et Daniel Libeskind de relooker un check point israélien en Cisjordanie. Cahier des charges : extérieur imposant, intérieur gai, à-plats audacieux de couleur et de lumière. Parfois, il semble que ce soit l'image que veulent renvoyer les check points et autres points de passage nouvellement privatisés et tenus par des civils, qui apparaissent dans les territoires occupés. En ce qui concerne le code vestimentaire, le vert olive débraillé des militaires est décidément passé de mode, et est remplacé par l’uniforme impeccable d’employés d¹entreprises de sécurité privées.
Une demi-douzaine de terminals privés fonctionnent déjà : de Al-Jalama près de Jénine, à Sha'ar Ephraim près de Tul Karem, de Reihan à Tarqumiya. Selon une information récente de la chaîne de TV 10, l'armée prévoit de privatiser tous les check points dans la zone tampon. Plus de perte de temps pour les soldats. Tsahal vend une idée gagnant-gagnant : davantage de sécurité pour les Israéliens, un meilleur service pour les Palestiniens.
Déjà, l’idée que nous en soyons encore à chercher comment réinventer et améliorer les modalités de l'occupation plutôt qu'à en finir, après plus de 40 ans, est en elle-même suffisamment dérangeante. Mais cette décision prise par l'Etat de sous-traiter une fonction nationale aussi basique, sans même un haussement de sourcil, se révélera probablement, en son temps, un exemple supplémentaire de ce que nous semons dans les territoires palestiniens et récolterons plus tard chez nous.
Cette occupation qui se privatise progressivement renvoie à une tendance plus générale en Israël, où l'on sous-traite des fonctions antérieurement dévolues à l’Etat, y compris des fonctions de nature très sensible. Et la privatisation du militaire est un phénomène mondial. Des sociétés militaires privées (SMP) fournissent aujourd'hui des services logistiques, de maintenance et de consulting, et même combattants, dans plus de 50 pays.
Or, on dispose aujourd'hui d'une bonne dose d'expérience de cette sous-traitance, dont Israël ferait bien de s'inspirer. La présence américaine en Irak est devenue une sorte de laboratoire pour qui veut observer les SMP. Là-bas, outre les habituels rôles de bidasses, certains entrepreneurs privés sont chargés de fonctions militaires essentielles, comme la protection d’installations, l'escorte de convois, et même l’opération de systèmes de défense par missiles. Ce sont des employés de SMP qui ont été également au centre du scandale de la prison d’Abou Ghraib.
Et il y a le cas de Blackwater, surnommée par le sénateur de Virginie Jim Webb, lui-même ancien militaire, « armée en location ». En septembre dernier, des gardes employés par la société Blackwater ont tiré et tué 17 civils irakiens à un carrefour de Bagdad. Cet épisode a jeté une lumière crue sur l'existence, jusque-là dans l¹ombre, de l¹un des plus gros bénéficiaires de la guerre en Irak. Il y a 10 ans, Blackwater n'existait pratiquement pas, mais, selon le Guardian, cette société fort bien introduite a bénéficié de contrats du gouvernement américain pour plus de 750 millions de $ depuis 2004, souvent dans des appels d'offres sans concurrence.
Aucun scandale de cette ampleur ne nous attend en Israël, mais les enquêtes qui sont actuellement menées aux Etats-Unis sur les abus des SMP méritent notre attention. Les dilemmes commencent avec la question de savoir comment concilier des SMP avec le principe du monopole d'un Etat sur l’usage légitime de la force et ses fonctions régaliennes. Outre les check points et les points de passage en Cisjordanie, des SMP patrouillent autour de la barrière de séparation et d'autres points sensibles, comme le tunnel sur la route 60. Elle sont déployées au point de passage frontalier d’Erez (entre Israël et la bande de Gaza) et, semble-t-il, au dépôt de fioul de Nahal Oz (objet d¹une attaque récente du côté palestinien, ndt). Leurs employés se trouvent en-dehors de la chaîne de commandement militaire et du système judiciaire, loin du contrôle de l¹exécutif et du législatif, et dans une zone grise du point de vue du judiciaire.
Par définition, une entreprise privée n'a pas pour objet le bien public. Contrairement à son client, l’Etat, son objet premier est le profit. Cela peut influencer ses décisions sur les critères de recrutement, la qualité des équipements utilisés, l¹investissement dans la formation, la rotation du personnel, etc. De plus, les SMP ajoutent encore une couche de bureaucratie et une source possible de confusion à un système étatique déjà bien compliqué. L'utilisation de sous-traitants a également un effet de distorsion sur les coûts réels d’une politique de sécurité. Enfin, les civils, contrairement aux militaires, ont toujours la possibilité de démissionner.
Machsom Watch (ONG qui surveille ce qui se passe aux check ponts) rapporte une augmentation des tensions, une communication réduite (entre Israéliens et Palestiniens) et une situation plus explosive encore aux terminals opérés par des entreprises privées. C’est du perdant-perdant : moins de sécurité, services encore plus mauvais. Il faut reconsidérer la privatisation de l’occupation.
Je ne parle pas là de rappeler les garçons (et les filles) en vert. L'occupation et ses check points et terminals, qu'ils soient opérés par des soldats, des entreprises privées ou des boulangers, ne sera jamais bonne. Cela devrait aujourd'hui être très clair. Mais il faut faire très attention dans notre hâte à privatiser des fonctions régaliennes, que ce soit dans le contexte de l’occupation ou quand, finalement, nous aurons des frontières reconnues et des passages frontaliers.
Alors que la réalité sur les SMP en Irak est seulement en train d’émerger, l’institut Brookings vient de publier un rapport intitulé « Sous-traiter la guerre ». En voici la conclusion, qui devrait être lue à Jérusalem (et relue à Washington) : « L'armée américaine doit revenir en arrière et reconsidérer, du point de vue de sa sécurité nationale, quels sont les rôles et les fonctions qui doivent demeurer aux mains du gouvernement. »
Daniel Levy, pour le Ha’aretz du 10 avril ; traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
La version anglaise est ici.
Daniel Levy a été conseiller politique de Yossi Beilin, membre de l’équipe des négociateurs israéliens à Oslo et à Taba, et l'un des principaux artisans israéliens de l’initiative de Genève.
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