Française ou sans-papiers, Chochana Boukhobza se livre à Libé
Née en Tunisie en 1959 et arrivée à Paris à l'âge de quatre ans, Chochana Boukhobza a vécu dans trois univers et utilisé trois langues : l’Arabe, le Français et l’Hébreu. Après avoir été journaliste (pour Judaïque FM), elle a obtenu le prix Méditerranée en 1987 pour Le Cri (considéré comme érotique et passionnel par « Paris-Match »), ainsi que de divers romans, dont Sous les étoiles (Seuil, 2002) et d'un recueil de quatre contes pour enfants publiés sous le titre Quand la Bible rêve (Gallimard jeunesse, 2005, 12 €), son dernier ouvrage publié.
En 1997, se montrant solidaire d’une personne condamnée pour avoir hébergé un Zaïrois sans papier, elle avait signé l’appel de solidarité des écrivains et auteurs français. En 2006, pour France 5, elle a réalisé un documentaire sur la judaïté intitulé Un billet aller-retour. Elle publie ce vendredi dans les pages Rebonds de « Libération » un récit sur ses pérégrinations pour prouver actuellement qu’elle est française (par la négligence de son grand-père maternel, sa mère était tunisienne).
Elle a été considérée comme étrangère de 1980 à 1987 et a dû vivre sans-papiers…
Ce mois-ci, elle faisait partie des centres d’intérêts d’un colloque à l’Université de Bordeaux III (Lettres) sur le thème Ecritures de l’exil. Elle devrait participer au prochain numéro de la revue bilingue (Français-Anglais) du CELAAN (Centre d’Etudes des Littératures et des Arts d’Afrique du Nord), qui portera sur les Juifs de Tunisie.
Fabien Abitbol
« Je me sentais de France, j'étais de France »
Il y a trois semaines, poussée par je ne sais quel sentiment d'urgence, je me suis rendue auprès du tribunal d'instance pour réclamer un certificat de nationalité, pas vraiment certaine de l'obtenir, alors que, depuis 1987, j'ai été «réintégrée» dans la nationalité française. Deux jours plus tard, j'ai reçu de ce même tribunal une convocation me demandant de me présenter le 14 mars à 13 h 50. Quinze jours d'attente. Je n'étais sûre de rien. Et pourtant, ce ne fut qu'une formalité. On m'a remis un feuillet rose, bien plus précieux qu'un passeport ou une carte d'identité. J'ai dit à la préposée «champagne !» . Elle a ri. Elle a cru à une boutade. Sept années de clandestinité (de 1980 à 1987) se sont effacées d'un seul coup.
Il a fallu à la jeune femme que j'étais alors du courage, de la ténacité, de la volonté, de l'obstination. J'ai affronté la peur des flics, de l'expulsion, le travail au noir, le logement au noir. Sept années durant, je me suis levée chaque matin en tremblant d'être reconduite à la frontière et je dois d'être restée en France, d'être devenue un écrivain, à des gens qui m'ont offert leur coeur, leur gîte, leur appui, et qui m'ont aidée à devenir ce que je voulais être.
Quelle raison peut pousser un être humain à vivre jour après jour la détresse d'être une «sans-papier», sinon l'amour pour un pays et pour sa langue ? Je me sentais de France. J'étais de France. Et ce sentiment-là m'a fait résister, en silence, m'a fait accepter la précarité, le manque d'argent, des années sans toit. Un siècle plus tôt, la Tunisie était sous protectorat français. Mes arrière-grands-parents ont demandé la naturalisation française et l'ont obtenue. Ma grand-mère est devenue française, comme ses quatre frères. Ma mère devait choisir de l'être ou de ne pas l'être à sa majorité. Elle s'est mariée avant ses 18 ans, et mon père tunisien, par négligence, n'a pas fait sa demande auprès de l'administration.
En 1964, mon père a quitté la Tunisie et débarqué à Paris avec sa famille. Et la course aux papiers a commencé. Mes parents patientaient sur les bancs de la préfecture pour présenter le document qu'on avait oublié de leur demander la veille, absolument nécessaire à l'obtention d'une carte de séjour ; certains d'avoir à se représenter une nouvelle fois encore, car, étrangement, il y avait toujours un papier qui manquait, un papier qui demandait encore un peu de sueur, de fatigue, de lettres à écrire, de cavalcade dans Paris.
Nous avons vécu avec une carte de séjour valable dix ans. Nous ignorions que dix années vous claquent entre les doigts comme un pétard. Nous trouvions que dix ans, c'est long, toute la vie.
J'ai fait ma scolarité à Paris. J'ai appris Baudelaire, Rimbaud, Balzac, j'ai manifesté avec les lycéens de mon âge, aimé et respiré le parfum de liberté qui s'exhalait des milieux gauchistes avant de partir vivre en Israël. Je ne savais pas alors que j'étais prise dans une langue comme dans une nasse, tatouée au plus profond de moi. J'ignorais encore que l'écriture était ma seule voie, ma thérapie, ma destinée. Et que je ne pouvais écrire qu'en français. Même Jérusalem n'a pu défaire cet attachement. Comment vivre sur la Terre promise quand on continue de penser et rêver en français ? Paris était partout, sur les pierres des remparts de la vieille ville, sur les feuilles des oliviers.
Quand je suis revenue en France, on m'a appris que ma carte de séjour avait cessé d'être valable. Que je pouvais circuler trois mois, comme touriste, mais qu'il me faudrait ensuite partir. La suite a été simple. Pendant sept ans, je me suis cachée en vivant au grand jour. Coupable seulement d'être née hors de France. Coupable de n'être pas du sol, mais d'ailleurs, de plus loin que moi, coupable d'aimer deux pays, d'avoir une jambe ici, et l'autre là. Coupable de vouloir jeter jour après jour un pont entre deux mondes, en pensée et en actes.Je me suis tue pour les sans-papiers de Calais. Je me suis tue pour Melilla. Je me suis tue pour mes enfants qui ne savent rien de mon passé, pour être tranquille, pour savourer ce que j'avais gagné. Et puis, un jour, le silence devient pesant. Et, soudain, il n'y a plus d'autres solutions que d'exploser. Car nous sommes cent et mille comme moi. A être de France. Et à être aussi sans France quand nous revient au front le boomerang de l'identité. Encore et toujours cette identité. Jusqu'à quand ? Et pourquoi ?
© Chochana Boukhobza, pour Libération du 23 mars 2007
Photo © Alliance Israélite Universelle, 2005
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