Un ancien collègue de mes premières années professionnelles passées à la Guadeloupe me fait parvenir la Lettre ouverte que l’écrivain guadeloupéen Ernest Pépin a rédigée à l’adresse de Claude Guéant au sujet de l’inégalité supposée des civilisations.
L’intervention du ministre de l’Intérieur, samedi dernier, devant un parterre d’étudiants réunis à l’Assemblée nationale, avait déjà donné lieu à une Lettre ouverte du député Letchimy (à lire ici), et le lendemain à une question de ce dernier à l’Assemblée nationale (verbatim par là), au cours de laquelle députés de droite et ministres avaient quitté l’hémicycle.
Ernest Pépin y fait allusion à «un certain Monsieur Gobineau», auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines et invite le ministre à «revoir» son «manuel d’histoire de l’humanité».
La Lettre de Ernest Pépin est reproduite ci-dessous dans son intégralité.
F. A.
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LETTRE OUVERTE A MONSIEUR CLAUDE GUEANT
La politique ne justifie pas tout. La campagne électorale ne légitime pas tout. Les dérives inquiétantes qui se manifestent en France ne valident pas tout. L’insulte est un argument de pacotille. Le pire des arguments car il s’adresse non pas à la bêtise humaine mais à la faillite de l’humain.
Vous avez avec une arrogance qui est la marque des ignorants ou des cyniques, tenus des propos inacceptables pour des citoyens dont l’histoire prouve qu’ils ont lutté, générations après générations, pour que la France ait le visage républicain de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
Je vous écris d’Haïti où la négritude se mit debout et où l’armée napoléonienne a été vaincue par des esclaves que La France s’est empressée d’abandonner, d’isoler, de stigmatiser parce qu’ils avaient eu l’insolence de croire en une possible liberté.
J’espère donc que mes propos indignés auront la résonnance que l’on doit à la dignité bafouée.
Inégalités des civilisations dites-vous ! Oui cela rappelle étrangement un certain Monsieur Gobineau de sinistre mémoire et de pensée sale qui semble avoir servi de maître à penser pour les adeptes de la colonisation et pour les complices des décolonisations avortées.
L’année même où l’on célèbre l’anniversaire de Frantz Fanon, de Léon Gontran Damas !
J’imagine qu’Aimé Césaire doit se retourner dans sa tombe en se disant que vraiment une certaine partie de la France est incurable, perdue à jamais pour la cause de l’égalité.
Nous avions déjà eu les fumerolles suffocantes du discours de Monsieur Sarkozy au Sénégal.
Nous avions déjà eu les fumées nauséabondes de vos déclarations sur le «un» et le «trop».
Nous avons là l’explosion voulue et pitoyable d’une pensée suicidaire destinée à empoisonner encore plus nombre de vos compatriotes.
Le racisme n’est jamais un abri. Le racisme n’est jamais une protection. Le racisme n’est jamais une morale. Il a toujours reposé sur l’inhumanisation des peuples dits de couleur (comme si le blanc n’était pas une couleur ?) et d’européens auxquels on dénie le droit d’appartenir à la famille humaine.
Le racisme de tout temps aime se camoufler, emprunter les armes de la logique, déformer l’histoire, ignorer la diversité des peuples et les cultures. Mais tout racisme est un boomerang qui revient à l’envoyeur. Alors me direz-vous : je n’ai pas été raciste ! J’ai juste mis en cause l’égalité des civilisations ! Vous le savez mieux que moi ! Le racisme commence par là !
Monsieur Claude Guéant !
Tant d’intellectuels, de penseurs, d’artistes ont mis toute leur intelligence à démontrer le contraire que vous les humiliez et ce qui est plus grave vous les humiliez par démagogie et par petitesse.
Humilié, Levi-Strauss !
Humilié, André Breton !
Humilié, Anthénor Firmin !
Humilié, Jean-Paul Sartre !
Humilié, André Schwarz-Bart !
Humilié Edouard Glissant !
Humiliés, tous les combattants de l’égalité humaine et ce qu’il y a de plus juste, de plus vigoureux, de plus humain dans la pensée française.
C’est à croire que vous êtes favorable non pas seulement à l’humiliation mais à la régression des consciences. Conscience ! Un mot qui devrait vous empêcher de dormir car vous n’êtes pas seulement vous-même. Vous êtes un ministre important du gouvernement de la France.
Le Général de Gaulle se targuait d’avoir une certaine idée de la France. Je m’inquiète et je vous pose la question : à quelle idée de la France croyez-vous Monsieur Guéant ?
Je n’ose penser que ce soit à celle qui a amoncelé tant de cadavres européens et d’ailleurs. Je n’ose penser que ce soit à celle d’une certaine Afrique du Sud qui prônait le traitement inégal des composantes de l’humanité. Je n’ose penser que ce soit celle d’une France qui se donne le droit, le plein droit, le mauvais droit, d’être raciste au point de distribuer les civilisations sur l’échelle de l’humanité.
Echelle construite par vous-même et par l’armée des penseurs faillis, étroits, disqualifiés ! Faillite, étroitesse, disqualification, sur lesquelles vous bâtissez votre propre prison mentale.
Monsieur Guéant, permettez-moi de vous dire que vous vous êtes déshonorés comme vous déshonorez toutes les victimes de votre pensée !
Je pense à Nelson Mandela
Je pense à Martin Luther King
Je pense à Gandhi
Je pense à Aimé Césaire
Je pense à Jean-Marie Le Clezio
Et s’il fallait en citer d’autres, je vous invite à revoir non pas vos manuels d’histoire française mais votre manuel d’histoire de l’humanité.
L’humanité à du produire un effort gigantesque pour s’élever à une philosophie de l’égalité. Elle n’y est pas encore parvenue mais ce n’est pas une raison pour s’interdire un devoir de respect et un devoir d’humilité.
Il y a dans la «civilisation» européenne de nombreux tiroirs. Ouvrez-les ! Vous y trouverez des terres volées, des tortures impunies, des squelettes blanchis par votre affirmation, des femmes violées, des enfants achetés ! Vous y trouverez des zoos humains. Vos musées regorgent d’objets culturels ramenés de toute part et surtout de civilisations amputées, exterminées. Dites-moi : sur quoi l’Europe est devenue l’Europe ? Sur quoi s’assied la France pour se donner le droit de proclamer l’inégalité des civilisations. Les deux mamelles de la France sont la colonisation et l’exploitation des richesses des autres. Et c’est parce qu’il devient, dans un monde où les prédateurs se multiplient, plus difficile de piller, plus difficile d’exploiter sans contrepartie, plus difficile de se servir que certaines pensées trouve un regain de crédit et d’illusion.
Monsieur Guéant, nous sommes en 2012. Encore à l’aube de votre IIIème millénaire et vous vous permettez de tenir de pareils propos ?
L’on vous écoute ! L’on vous entend ! L’on vous devine ! Je veux dire des peuples vous écoutent ! Des civilisations vous entendent ! La pensée vous devine !
Mais, plus près de vous, ce que vous appelez les ultramarins vous écoutent et jugent vos inconvenances.
Ils sont les descendants d’Africains, d’Indiens, d’Européens, de Libanais, de Syriens, de Malgaches, d’Amérindiens. Ils sont aussi canaques !
Et vous venez, dans votre affolement, réveiller vos vieux démons, en puisant dans le fonds des crispations et des arriérations. Vous vous êtes trompé de boite à idées ! Je me sens mieux, moi le Guadeloupéen, aux côtés d’Hégésippe Légitimus, de Simone Schwarz-Bart, de Maryse Condé, d’Elie Domota, d’Aimé Césaire, de Frantz Fanon, d’Edouard Glissant et de tant d’autres. Malgré bien des ressentiments, bien des incompréhensions et bien des manipulations. Nous n’avons jamais eu la prétention insupportable de graduer les civilisations et de nous croire le droit de défendre une telle ineptie. Monsieur Guéant, certaines pensées aussi peuvent être un crime contre l’humanité.
Ernest Pépin
Ecrivain
Guadeloupe
Le 07 février 2012
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