Le Conseil constitutionnel a estimé jeudi 10 novembre contraires à la Constitution diverses dispositions du Code pénal, du Code de procédure pénale et du Code de la Défense, relatives au secret défense et aux perquisitions, après l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dans le cadre de l’attentat de Karachi (mai 2002, 14 morts dont onze employés français des constructions navales, aujourd'hui DCNS Group). Dans sa décision, publiée le 11 novembre au Journal officiel, le Conseil constitutionnel octroie au gouvernement un délai jusqu’au premier décembre 2011 pour se mettre en conformité avec la Constitution. Pas entièrement satisfaites, les familles vont se tourner vers la Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH).
Fin août, la Cour de cassation avait décidé de demander au Conseil constitutionnel de se prononcer sur les conditions d'application du secret défense dans les enquêtes judiciaires, suivant en cela une requête des familles des victimes de l'attentat de Karachi.
Dans le viseur des familles, la loi de programmation militaire du 29 juillet 2009 qui, dans son Chapitre VI, a étendu le secret défense, qui concernait jusqu'alors des documents, à divers lieux les abritant.
Mi-octobre, les avocats des familles se sont retrouvés à plaider leur cause au Conseil constitutionnel. Selon eux, un secret défense qui ne reposerait que sur la seule volonté de l'exécutif conduirait à entraver des enquêtes. Du reste, en novembre 2010, le Premier ministre Fillon a refusé au juge van Ruymbecke une autorisation de perquisition dans le 20e arrondissement de Paris, à la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), et dans un volet de la même affaire.
Dans l’état actuel de la loi, un magistrat doit avoir l’accord d’un ministre même pour accéder à un document, et aucun recours n’existe en cas de refus, de même qu’un ministre susceptible de ne s’être point montré impartial ne peut être écarté.
«Le pouvoir exécutif est maître absolu sans aucun contrôle du pouvoir judiciaire», avait déclaré Maître Olivier Morice, en défendant au Conseil constitutionnel la QPC demandant la censure du secret défense.
Si, dans l’article 3 de sa décision, le Conseil a jugé conformes à la Constitution les règles relatives aux documents et informations classifiés, il a jugé en son article 1 contraires à la Constitution celles relatives aux lieux classifiés au titre du secret de la défense nationale. Dans un article 2, les “Sages” indiquent que la «déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet le 1er décembre 2011».
Le Conseil constitutionnel a notamment relevé que la classification d'un lieu a pour effet de soustraire une zone géographique définie aux pouvoirs d'investigation de l'autorité judiciaire. Ainsi, cette classification subordonne l'exercice du pouvoir d’investigation à une décision administrative, ce qui est contraire à la Constitution.
Magistrats satisfaits, familles pas vraiment
«C’est justement contre cet aspect de la loi que s’est élevé, au moment de son élaboration, le Syndicat de la magistrature», commente le SM, en se félicitant de «cette décision très importante qui vient rappeler avec force le principe de séparation des pouvoirs et mettre un sévère coup d’arrêt à la volonté croissante du pouvoir actuel de se soustraire à l’action de la justice».
Pour sa part, l’Union syndicale des magistrats (USM) «se réjouit que le Conseil constitutionnel ait ainsi rappelé que, dans une démocratie, l’indépendance de la Justice, vis-à-vis du pouvoir politique et la séparation des pouvoirs sont des garanties essentielles pour les citoyens». Dans son communiqué, l’USM regrette que l’opposition n’ait pas en son temps saisi le Conseil dès la promulgation de la loi de programmation militaire.
«Le Gouvernement veillera à ce que la suppression du régime spécifique des lieux classifiés secret défense n’affaiblisse pas l’efficacité des mesures de protection des intérêts fondamentaux de la Nation», a commenté le Premier ministre.
Toutefois, la décision du Conseil (rendue sans les deux anciens présidents Giscard d'Estaing et Chirac), n'a pas tranché favorablement sur les documents eux-mêmes: il revient toujours au seul pouvoir exécutif — le ministre de la Défense, sur avis de la Commission consultative — de décider, ou pas, de déclassifier des documents demandés par une autorité judiciaire. Ce que Me Olivier Morice, avocat de la partie civile, considère comme un point contraire au principe de séparation des pouvoirs, au même titre que de nombreux avocats confrontés à des dossiers internationaux ou touchants à certains intérêts.
Au fil du temps, le droit a peu évolué en faveur de la défense, à en croire le dossier documentaire de 47 pages à télécharger en pied de note*. Aussi, les familles des victimes de l'attentat de karachi ont l'intention de saisir la Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH), et comptent bien obtenir une condamnation de la France, indique leur site Internet. «C’est pour nous une première victoire même si nous souhaitons que le législateur fasse en sorte qu’à l’avenir la déclassification de documents SD dépende d’une autorité judiciaire et non plus du seul pouvoir exécutif.», écrivent les membres du collectif. Agé de cinquante ans lors de l'attentat, Claude Drouet en aurait eu 60 ce samedi 12 novembre, signale sa fille Magali sur son compte twitter.
L'enquête sur l’attentat de Karachi s'est écartée de la piste islamiste et s'est orientée, voici deux ans, vers celle d'un attentat commis en représailles contre la France, suite à l'arrêt, décidé par Jacques Chirac en 1995, de versement de commissions occultes liées à des contrats d'armement signés l’année précédente avec le Pakistan. La justice enquête sur de potentielles rétrocommissions qui auraient pu servir au financement de la campagne de l’ex-Premier ministre Edouard Balladur à la présidentielle de 1995.
Fabien Abitbol, ill.: sites Internet Conseil constitutionnel et Vérité Attentat Karachi, copie d'écran du compte twitter de Magali Drouet, fille de l'une des victimes, co-auteur de On nous appelle «les Karachi»
*Secret défense : le dossier documentaire du Conseil à télécharger (47 pages, 1,6Mo) Téléchargement Secret-DCN-QPC
Commentaires