Alors que le juge d’instruction parisien Patrick Ramaël se trouve depuis le 3 octobre en Côte d’Ivoire pour enquêter sur la disparition de notre voisin le journaliste Guy-André Kieffer en avril 2004 et l’enlèvement, en novembre 2004, de l’avocat parisien Xavier Ghelber, Bernard Kieffer, le frère cadet du journaliste porté disparu, dénonce les blocages du pouvoir ivoirien. Il doit venir ce lundi à Paris pour tenir un point presse…
Depuis son domicile de la région lyonnaise, Bernard Kieffer «dénonce les blocages de nature évidemment politique qui empêchent le juge Patrick Ramaël de mener à bien ses investigations à Abidjan dans le cadre des affaires Xavier Ghelber et Guy-André Kieffer, tous deux victimes d'enlèvement à Abidjan en 2004».
Les blocages dont se trouve victime le juge parisien sont qualifiés par Bernard Kieffer d’«aussi soudains qu'inattendus» et interviennent au lendemain de la visite en Côte d’Ivoire de Claude Guéant, le secrétaire général de la présidence de la République, reparti le 3 octobre à 14h30 de l’aéroport Houphoüet-Boigny d’Abidjan. MM. Guéant et Ramaël, à quelques heures d’intervalle, auraient pu se croiser…
Paris souhaite des «relations décomplexées» avec Yamoussoukro
Selon ce qu’indique Jeune Afrique, «la visite en Côte d’Ivoire du premier collaborateur de Nicolas Sarkozy n’a pas souffert de la moindre anicroche». Au menu de ces retrouvailles franco-ivoiriennes, «il a notamment été question du dédommagement des victimes ivoiriennes de l’armée française à la suite des manifestations de “patriotes” devant l’Hôtel Ivoire en novembre 2004», relate Jeune Afrique, qui évoque aussi un «partenariat d’exception» entre les deux pays, et le fait que «l'Élysée va appuyer la demande ivoirienne au Conseil de sécurité des Nations Unies pour l'obtention de l’application de la dérogation à la résolution 1572 de manière à pouvoir acheter des armes non létales» avant l’élection présidentielle qui doit se tenir le 31 octobre.
L’agence Chine nouvelle a titré sa dépêche de synthèse Côte d'Ivoire-France : Paris souhaite des relations décomplexées et a longuement fait parler le bras droit de Nicolas Sarkozy, comme si les relations franco-ivoiriennes étaient en cours de normalisation sans l’intervention officielle d’un quelconque ministre ou chef d’Etat, du moins côté français.
Suite à cette visite de Claude Guéant en terre ivoirienne, le conseil des ministres de mercredi fut, paraît-il, tendu entre Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner. Qu’on le qualifie de «courtois» ou de «sans agacement», selon le témoignage auquel on prête foi, Europe1 avait raconté vendredi matin l’échange entre le président Sarkozy et le ministre Kouchner (à écouter ici). «Je peux vous en parler, même si le secrétaire général de l'Elysée pourrait le faire mieux que moi puisqu'il y était dimanche», répondit le ministre des Affaires étranges au président lorsque ce dernier lui demanda pourquoi il n’avait pas parlé de la Côte d’Ivoire.
La justice doit-elle s’effacer devant le politique ?
En début de semaine, Me Ange Rodrigue Djadjé, l’avocat de Simone Gbagbo (l’épouse du président) tenait une conférence de presse pour protester contre la présence sur le sol ivoirien du magistrat français et remarquait que la date tombait «en pleine période électorale».
Voilà donc le juge Ramaël en territoire étranger, donc ne pouvant enquêter sans les autorités locales. Et il se trouve que le magistrat ivoirien chargé du dossier Kieffer à Abidjan, le juge Koffi, est présentement à Paris pour raisons de santé. Les commissions rogatoires pour les affaires Kieffer et Ghelber lui avaient été transmises depuis le 13 septembre, selon cette dépêche de RFI. Quant à son adjoint, le juge Cissé, il s’est retrouvé ab-so-lu-ment dé-bor-dé… et n’a pas consacré une minute à son homologue français.
Voilà par exemple ce que Bernard Kieffer appelle des «blocages aussi soudains qu'inattendus», avec l’amertume du cacao, et ce souvenir d’il y a six ans et demi, au lendemain de la disparition de son frère : «En me recevant au palais présidentiel, en avril 2004, quelques jours après l'enlèvement de Guy-André Kieffer, le président Gbagbo m'avait dit : "Guy-André est mon ami et je vais tout faire pour qu'on le retrouve"».
Bernard Kieffer «demande instamment au président Gbagbo de tenir cet engagement, de lever tous les blocages qui empêcheraient l'avancement de la vérité. Ne rien faire, estime-t-il, conduirait à entériner le soupçon d'implication de la présidence dans ces deux affaires».
Mauvaises manières
Cette semaine, le bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris, Jean-René Farthouat, s’est déplacé à Abidjan en compagnie de Me Xavier Ghelber. Dans le cadre de l’enlèvement de Xavier Ghelber, en novembre 2004 à Abidjan, le barreau de Paris s’est constitué partie civile en janvier dernier.
En Côte d’Ivoire, Xavier Ghelber et Jean-René Farthouat ne sont restés que 24 heures. Ils étaient partis y rejoindre le juge Patrick Ramaël, et ce dernier voulait entendre les présumés ravisseurs de Maître Ghelber. Raté.
Pour Xavier Ghelber, il s’agit-là, pour le moins, d’un «dysfonctionnement» indélicat de la justice ivoirienne. «Tout était organisé, tout était prévu. Donc il y a eu un défaut interne au tribunal d’Abidjan qui a abouti au refus d’exécuter, en pratique, cette commission rogatoire internationale. On a fait déplacer le bâtonnier Farthouat, représentant du barreau de Paris, pour rien. C’est un peu des mauvaises manières. Je suis prêt à y retourner si toutes les conditions de sécurité sont garanties. Mais je ne suis pas sûr que cela soit nécessaire», a déclaré l’avocat à RFI.
Pour le bâtonnier de Paris, cité dans cette dépêche AFP, «Nous sommes face à une obstruction très claire du pouvoir en place pour ne pas exécuter la commission rogatoire». Et Jean-René Farthouat de conclure : «Si le juge Ramaël dispose des éléments suffisants pour déterminer s'ils sont les auteurs des enlèvements, il doit en tirer les conséquences et émettre des mandats d'arrêts internationaux».
Pour sa part, Me Alexis Gublin, l’avocat de Bernard Kieffer, estime «que dans ces deux dossiers, jamais la vérité n'a été aussi proche». «A voir les réactions politiques, a-t-il dit à l’AFP, on est au plus proche de la vérité».
Guy-André Kieffer, journaliste indépendant, a été enlevé le 16 avril 2004 sur le parking d’un supermarché d’Abidjan (Côte d’Ivoire). Depuis 1980, il s’était installé avec son épouse dans le 20e arrondissement, où son portrait est désormais placardé dans le hall de la mairie.
Fabien Abitbol
• Repris par Rue89.com le 11 octobre à 11h30 sous le titre Laurent Gbagbo face à ses engagements
• L’ensemble du dossier Kieffer sur ce blogue est ici, le site de soutien est là
• Les médias non conformes à la loi seront fermés (Agence Chine nouvelle, 3 octobre 2010)
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