Précarité. Entre deux descentes de police, des retraités vendent leur bric-à-brac dans la rue.
C’est un marché mouvant, dont les chalands bougent au rythme de la pluie et des descentes de police. Un marché de la misère, disent les uns. Un marché aux voleurs, dénoncent les autres. C’est près du métro Couronnes, dans le 20e arrondissement de Paris. Le débat sur le pouvoir d’achat, et donc sur la précarité, s’incarne aussi là. Un coup de grêle et tout le monde décampe pour s’abriter sous l’auvent de l’immeuble voisin. Quand les policiers s’amènent, le remballage est aussi fébrilement effectué. La majorité des vendeurs est d’origine étrangère. Chinois, Maghrébins, mais aussi Africains. On compte aussi une poignée d’Européens. Et des retraités français, ce qui est nouveau. Ils ont des chariots qu’ils traînent, de grands sacs en plastique qu’ils portent. Les aborder n’est pas aisé. Une femme lance : « Fichez le camp, laissez-moi tranquille. J’ai rien à vous dire. » Une autre, quand on commence à lui parler, fait pour toute réponse une grimace et tourne les talons. Beaucoup craignent la police.
Fripées
Giselle est là souvent. Lunettes de soleil, la soixantaine, elle habite dans le 15e arrondissement. Elle étend un drap. Pose dessus une cafetière, un plat, de vieilles chaussures de tennis, une jupe. Des choses fripées, qui ont déjà eu une vie. Ça vient de chez elle, c’était dans ses tiroirs et elle s’en « débarrasse ». A côté de Gisèle, Roger, qui vient d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Lui, ce sont des vêtements qu’il a étalés. Dont une robe noire assez fine et jolie qui tranche avec le reste. « La robe de Carla » , dit-il en riant. D’où ça vient ? « Des gens qui me les donnent » , ajoute-il pudiquement. Ils ne savent pas ce qu’il en fait. Il ne dit à personne qu’il est « vendeur à la sauvette », comme il se définit.
Giselle a une retraite de 500 euros, son fils lui paie le loyer. Roger, ancien chauffeur-livreur, gagne 1 000 euros, dont la moitié part dans son logement. Ses convecteurs lui coûtent très cher en chauffage. Robert, un autre vendeur : « Depuis que Sarko est là, tout augmente. Ça a commencé par les timbres, puis la baguette. » Giselle raconte qu’elle se prive pour la viande. Robert qu’il ne va jamais au restaurant. Et qu’il s’achète de temps en temps une bouteille de rosé qui lui dure trois jours. Il met de la grenadine dedans et ça lui fait un kir. « C’est à cause de la vie chère qu’on est là », déclare Giselle. Certains soufflent en douce que venir au marché leur permet de sortir de chez eux. « Il y a des gens qui sont seuls et qui perdent la tête s’ils restent enfermés », dit l’un des vendeurs.
Ce qu’ils vendent leur rapporte une misère. Un euro le plat. 50 centimes la jupe. Une cliente passe, retourne le plat dans tous les sens, trouve que c’est trop cher. Roger : « Une fois, j’ai passé toute la journée dans le froid pour un euro. » D’autres fois, ils se font « voler » leur marchandise. Giselle explique qu’on lui a piqué un bracelet en argent. Les policiers les font détaler régulièrement et en embarquent de temps à autre.
Ils aimeraient que la maréchaussée les laisse tranquilles. « Une fois, ils m’ont embarqué et ils ont jeté tout ce que j’avais », explique Roger. « Il n’y rien de mal dans ce qu’on fait, ajoute-t-il. On recycle des tonnes et des tonnes. » Parfois, la police arrête et menotte ceux qui n’ont pas de papiers. Ceux-là vendent aussi des denrées alimentaires (yaourts, jus de fruits) périmées qu’ils « récupèrent dans les poubelles des marchés », selon un chineur qui les connaît bien.
Madella, 70 ans, 738 euros de retraite mensuelle, travaillait comme maçon. Il a quelques chaussures - des pieds droits, pour éviter de se les faire piquer. Les gauche, il les garde dans son sac - « Les bleues, je les ai achetées à des Chinois à 2,50 euros ; je les revends 7,50 », explique-t-il en souriant. Lui aussi, c’est pour « arrondir ses fins de mois ». Ils disent tous cela. Parfois avec cette variante : « Mettre du beurre dans les épinards. » Des « chineurs » habitués du marché racontent qu’ils croisent souvent de « petits salariés » , comme cette jeune femme qui travaille au Lido (« pas comme danseuse, comme employée », précise l’un d’eux) et « n’arrive pas à s’en sortir ».
Abandon
Les policiers viennent de passer. Ils ont fait fuir tout le monde. Une femme, la cinquantaine, farfouille dans les affaires laissées à l’abandon par quelqu’un parti en catastrophe. Plus tard, un homme rougeaud qui porte des sacs sur son vélo nous aborde : « Vous le vendez, votre vélo ? »
Didier Arnaud, pour Libération
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