Note à benêts (et à trolls): Ce billet "n'a pas vocation" -comme diraient certains élus de l'UMP comme du PS- à préciser ce que devrait être la politique migratoire de la France, bien erratique depuis des décennies. Il s'agit juste, au travers d'une expulsion familiale largement médiatisée, de mettre en avant quelques non-dits et de voir ce qui aurait pu (ou dû) dans un cas bien précis être fait. Car, contrairement à ce qui a été amplement propagé, le dossier Leonarda souffre de lacunes. Il est un peu long, j'en conviens. J'espère néanmoins que vous le lirez jusqu'au bout.
Nous avons donc une famille nombreuse (#unpapaunemaman et pas mal d'enfants, comme diraient les defenseurs du mariage hétérosexuel) qui est en France et qui demande un statut. Je ne me suis pas penché sur le dossier pour savoir à quand ça remonte (2008, semble-t-il), ni précisément quel statut ils cherchaient à obtenir.
Toujours est-il que, le temps passant, #unpapaunemaman font un enfant de plus, qui nait en France.
Dans le dossier, l'homme prétend être du Kosovo, et qu'il aurait fui ce pays vers 1973 ou 1974, il ne se souvient pas. On passe un peu vite sur le fait que le Kosovo n'a d'existence légale que depuis 2008 et que l'ONU ne l'a défini qu'en 1999, soit tout de même vingt-cinq ans après le départ présumé du demandeur. Dans ce cas, d'où le demandeur vient-il réellement?
Il semble que sur son origine géographique il n'a pas menti, déclarant le 20 octobre: "Je suis parti d'ici il y a 35 ans je ne reconnais plus la ville".
Or cet homme est jeune, très jeune, puisqu'il a moins de cinquante ans aujourd'hui (entre 43 et 47 ans, selon ce que rapportent les différents médias). Ça signifie donc qu'il aurait fui le Kosovo en étant mineur, et personne ne se pose la moindre question de savoir ce qu'il a fait pendant quarante ans?
Cet homme est donc, à première vue, un affabulateur. Doublé d'un mari et d'un père violent mais c'est un autre problème (j'y reviendrai plus loin).
Donc l'administration française dans toute sa splendeur va, à plusieurs reprises rejeter son dossier, sans même tiquer sur ce "point de détail de l'histoire" qui devrait faire s'interroger sur un problème technique: par quel pays M. Dibrani est-il entré en France?
Là, il y a déjà de quoi jeter le trouble sur la "qualité" de l'étude du dossier (à plusieurs reprises), pour ne pas dire du rejet de dossier sans étude. Ça confirme les rumeurs persistantes, qui existaient déjà depuis une dizaine d'années sur les pratiques de l'OFPRA. Tombé voici peu sur les "chances" d'être admis en France selon le pays d'origine, j'avais été un peu surpris: plus on vient d'un pays peu pourvoyeur, plus on a de chance d'être admis au séjour en France.
Par ailleurs, une rapide enquête sur le récent passé du père aurait permis de voir que dans un pays Schengen voisin, l'Italie, on l'avait menacé de lui retirer la garde de ses enfants pour cause de violences. Une enquête en France a minima aurait abouti à des conclusions similaires. Pourquoi, dès lors, Leonarda et sa soeur n'ont-elles pas été prises en charge par l'aide sociale à l'enfance? Apparemment parce qu'elles se sont rétractées. Comme de nombreuses femmes, de nombreux enfants, en France comme ailleurs, qui, après avoir été violentés, n'osent pas réellement porter plainte contre celui qui, malgré tout est leur père ou leur mari. C'est classique, mais cela relève d'une défaillance de l'Etat.
Sinon, lorsque le rapport de l'IGA dit que M. Dibrani ne faisait aucun effort pour bosser, pourquoi en aurait-il fait, sinon pour se mettre en contradiction avec la législation française sur les demandeurs d'asile? Outre d'être violent, le seul truc qu'on puisse lui reprocher c'est de n'avoir pas bien appris la langue française. Mais ça, on pourrait le reprocher à beaucoup de migrants.
Si le dossier avait été mieux étudié, que par exemple la famille avait été convoquée en présence d'un interprète, on se serait aperçu que les enfants ne parlaient pas la langue paternelle. On aurait sans doute compris que les enfants étaient nés en Italie (sauf le dernier, né en France, et dont le vocabulaire doit être fort limité). La naissance en Italie ne confère pas la nationalité italienne, tout comme la naissance en France ne donne pas la nationalité française. Le bébé né en France pourra devenir Français plus tard s'il respecte certains critères, en l'état actuel des lois Sarkozy.
À ce que j'ai compris, les enfants ont automatiquement la nationalité... de leur père. Mais a-t-on au moins vérifié que M. et Mme Dibrani étaient légalement mariés, ou ce mariage faisait-il partie des faux documents présentés par le demandeur? Il se trouve que Mme Dibrani a, de son côté, déjà été mariée voici vingt-cinq ans. Qui plus est avec l'homme à l'origine de son agression ce dimanche au Kosovo. Est-elle divorcée de son agresseur de ce dimanche?
Les rejets de titre de séjour se basent sur quoi? Franchement, je ne sais pas. Le dossier, à ce que l'on sait, a été purement déclaratif et empreint de faux, puisque M. Dibrani s'est mordu les doigts (un peu tard) de n'avoir pas dit la vérité sur sa femme et ses enfants. Il est con, en plus d'être violent. Ça n'arrange pas son cas, mais ça n'excuse pas les défaillances françaises.
Venons-en maintenant à l'enquête de l'IGA.
Les médias (et quelques politiques) disent qu'aucune faute n'a été commise. Soit. Le président de la République en tire une autre leçon, puisque, estimant l'interpellation de Leonarda hors-norme, il prononce un jugement de Salomon: la collégienne peut choisir entre sa famille de naissance (#unpapaunemaman #desfrereszetdessoeursceseraitlebonheur) et sa famille de cœur (retourner à l'école avec ses copains).
Dans ce tintamarre, une information de première importance passe inaperçue. Quelle était la mission de l'IGA? Faire la lumière sur l'interpellation de Leonarda. Que dit le rapport? Il décrit avec minutie comment la police s'est aperçue que Leonarda n'était pas avec sa mère et ses frères et sœurs. Et c'est là que ça coince: il faut lire la page 10, rubrique 1.3.2, pour apprendre que la police française devait émettre des laissez-passer européens.
Cela signifie que le Kosovo, malgré tout le temps écoulé depuis que la France voulait expulser la famille, n'avait pas émis de laissez-passer consulaires, nécessaires à l'expulsion. D'ailleurs, un responsable kosovar a déclaré: "il n'y a que le père qui soit né au Kosovo [...] Nous ne savons pas quoi faire avec cette famille. Elle n'est pas du Kosovo" (lire ici).
La dernière fois où, de façon officielle, la police française a utilisé des LPE (laissez-passer européens), c'était en 2009, lors du renvoi de neuf Afghans de Calais. Avec comme conséquence une fâcherie de Kaboul.
Le LPE est apparu au Journal officiel de l'Union européenne en septembre 1996 (uniquement en anglais), officialisant une "recommandation" de novembre 1994. Il était en vigueur à effet rétroactif au 1er janvier 1995.
Apparemment, depuis l'arrivée de Manuel Valls à l'Intérieur, la France l'utilise de nouveau, comme l'a expliqué Politis: 253 en ont été émis en 2012 selon le ministère, à destination du Kosovo C'est une façon de forcer la main au pays de retour.
Par exemple, un projet de loi déposé à l'Assemblée nationale par Jean-Marc Ayrault et Laurent Fabius en vue d'entériner un accord franco-serbe signé sous le quinquennat Sarkozy prévoit en son article 9 l'utilisation par la France d'un LPE mais uniquement si les autorités serbes donnent leur accord au retour de leur compatriote indésirable en France.
Le LPE est si confidentiel que l'AEDH (Association européenne pour la défense des Droits de l'Homme) en a fait la découverte, et donc la critique, en... mars 2010 seulement, soit après l'expulsion des Afghans de Calais et, surtout, alors que le LPE avait déjà quinze ans d'existence.
Même des juristes européens oublient l'existence du laissez-passer européen, à en croire cette page d'Europa "Synthèse de la législation européenne", pourtant mise à jour en mai 2011 (lire attentivement l'avant-dernier paragraphe). Pour comprendre que Europa n'est pas une bande de rigolos, cliquer sur la page à propos. Pour eux, donc, le LPE n'est qu'à envisager, et non pas une réalité. Pour la France pourtant pays fondateur de l'Europe, il devient d'usage courant au point que les journalistes ne lisent même pas, dans le rapport de l'IGA, qu'il a été à l'origine de la traque de Leonarda.
La France, par la voix de Claude Guéant, avait annoncé en 2011 qu'elle allait exercer "des mesures de pression" sur les pays refusant de délivrer un laissez-passer consulaire, afin de ne pas trop délivrer de laissez-passer européens. Il faut croire que non seulement elle n'a pas été suffisamment entendue, mais qu'en sus le gouvernement actuel n'est pas plus "laxiste" que celui qui préparait la présidentielle de 2012 et espérait la réélection de Nicolas Sarkozy.
Cette archive du Gisti, basée sur l'année civile 2003, est certes ancienne mais donne une bonne idée de la bonne ou mauvaise volonté des pays à accepter ou non qu'on leur renvoie leurs ressortissants. A l'époque, il n'y avait pas de Kosovo mais une Yougoslavie; à l'époque la Tunisie était sous le régime de Ben Ali; à l'époque aussi, l'Egypte n'avait pas fait sa "révolution". En 2003, ce siècle avait deux ans. Et déjà Sarkozy perçait sous Chirac. Mais dans les grandes lignes, c'est à lire pour mieux comprendre l'embarras des autorités françaises, mais aussi ce que le ministre de l'Intérieur n'a pas dit clairement, et que du coup les journalistes n'ont pas repris.
Que faire de Leonarda?
On l'a vu, la collégienne de quinze ans n'est pas gâtée: un père menteur, violent, et qui par surcroît l'aurait forcée à mendier. Or le père, qui se revendique du Kosovo, avait déjà été expulsé au Kosovo quand la police a voulu expulser le reste de la famille. Pourquoi la France l'a-t-elle renvoyée au Kosovo, alors que, suite à une décision du Conseil d'Etat de mars 2012, soit à peine un an après son entrée sur cette liste, le Kosovo est sorti de la liste des "pays d'origine sûre" de l'OFPRA? Autre faute de l'administration française... car la liste à jour (août 2013) ne mentionne toujours pas le Kosovo.
Une fois l'erreur commise d'envoyer le père au Kosovo dans des conditions que le rapport de l'IGA ne dit pas [tel n'est pas son propos], la France aurait pu se passer d'établir ces laissez-passer européens discrètement avoués dans un long rapport, et donc de forcer la main au Kosovo en lui expédiant une femme et de enfants que ce pays ne reconnaissait pas ou ne voulait pas. La France aurait pu, par exemple, reconduire à la frontière le reste de la famille dans son pays "d'origine" au sein de l'espace Schengen, à savoir l'Italie. Une autre possibilité était aussi d'attendre quelques mois, et que cette femme et ces enfants soient régularisables en France au titre de la circulaire Valls.
Du temps où Nicolas Sarkozy était à l'Intérieur existait une circulaire recommandant de ne pas expulser les enfants durant l'année scolaire. Est-ce à dire que la France dite "de gauche" est moins humaine que celle d'avant?
Désormais, tous les membres de la famille Dibrani sont au Kosovo, y compris les enfants qui ne connaissent pas de langue locale. On en vient à reprocher aux enfants -qui n'y sont pour rien- de se comporter comme des Français, et la famille se fait agresser dans la rue, par celui qui était le mari de la dame un quart de siècle plus tot, certes, mais un policier dit tout de même qu'ils ne sont pas en sécurité là-bas.
Une solution reste à la France, dans le cadre du règlement Dublin II: l'article 15, alinéa 1. On y lit que "des membres" d'une même famille peuvent être rapprochés pour des "motifs familiaux et culturels". L'article 6 de ce même règlement met pour sa part en avant "l'intérêt du mineur". Jusqu'à plus ample informé Leonarda est mineure. Il y aurait donc possibilité de la faire revenir en France avec "des membres" de sa famille, et dans son "intérêt" peut-être la séparer de son père, puisque tous les reproches faits jusqu'à présents le sont à son égard. Aussi étrange que cela puisse paraître, ça paraît plus judicieux que de lui demander de choisir entre sa famille naturelle dans un pays qu'elle ne connaît pas avec une langue qu'elle ne connaît pas et la France, mais "elle seule".
Fabien Abitbol
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