Alors que Nicolas Sarkozy s'est mis hier au travail pour former son gouvernement, l'industriel Vincent Bolloré revient, dans un entretien exclusif à notre journal (« Le Parisien », NDLR), sur la polémique des vacances maltaises et se dit prêt à réinviter le président.
POUR Nicolas Sarkozy, le soleil et les flots bleus de la Méditerranée paraissent déjà loin. En se remettant ostensiblement au travail, hier, et en s'affichant à une cérémonie avec Jacques Chirac, le nouveau président (il a été officiellement proclamé, hier, président de la République par le Conseil constitutionnel) espère bien avoir mis fin à la polémique sur son escapade dorée à Malte, à bord du yacht de son ami milliardaire Vincent Bolloré. Un couac qui commençait à inquiéter les élus UMP, songeant aux législatives de juin.
Il reste que cette manière toute personnelle - et très spectaculaire - d'inaugurer sa présidence laissera peut-être des traces dans l'esprit des Français. Et pose la question des liens entre Nicolas Sarkozy et les patrons, sur sa relation avec l'argent. L'hôte de l'Elysée peut-il ainsi afficher son amitié avec des capitaines d'industrie (d'Arnaud Lagardère à Martin Bouygues ou Bernard Arnault), sans risquer d'être soupçonné plus tard de favoriser tel ou tel dans ses affaires ? Surtout dans un pays comme la France, où l'Etat reste un acteur de poids dans la vie économique. Justement, Vincent Bolloré, dans l'interview exclusive à notre journal, tout en revendiquant son amitié avec Nicolas Sarkozy et en s'honorant de lui avoir offert de se reposer sur son bateau après une campagne éprouvante, se défend de toute connivence. Il répète que son groupe (un géant présent dans le transport, les médias, la publicité) ne dépend pas des commandes publiques. « Nous sommes le groupe français par excellence qui reste totalement indépendant de l'Etat », proclame le patron breton.
Des rapports qui ont toujours posé problème
Il n'empêche. A la marge, comme cela a été révélé hier, le groupe Bolloré a bel et bien bénéficié de marchés publics. Et rien d'étonnant à ce qu'un géant publicitaire tel qu'Havas (dont Bolloré est le principal actionnaire) compte parmi ses clients des groupes publics ou semi-publics. Une proximité qui n'a d'ailleurs pas empêché ce même Havas, via une de ses filiales, d'être chargé de la campagne publicitaire de... la candidate Ségolène Royal. Certes, en démocratie, et plus particulièrement en France, les rapports entre le monde de l'argent et celui de la politique ont toujours posé problème : ils existent, mais sont le plus souvent opaques, secrets, inavoués. Une suspicion et une défiance qui deviennent néanmoins une « exception française », les autres pays ayant déjà levé le tabou. Les Américains ne pardonneront pas à leurs dirigeants de mêler leurs intérêts privés avec ceux de la nation mais ils admettent parfaitement que le gouvernement Bush soit composé de millionnaires. Les Italiens ont certes fini par se lasser de l'omnipotence d'un Berlusconi aux commandes de l'Etat et d'une large part de l'économie et des médias du pays, mais ils restent admiratifs de sa réussite. Et le travailliste Blair n'est-il pas salué par les Britanniques pour leur avoir redonné l'envie de faire fortune, sans renier les valeurs social-démocrates ? Là semble résider la conviction de Nicolas Sarkozy : son style décomplexé vis-à-vis de l'argent, il entend visiblement l'insuffler aux Français.
Jannick Alimi et Henri Vernet, Le Parisien, vendredi 11 mai 2007
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« Un soupçon de collusion »
DAMIEN DEBLIC, coauteur de « la Sociologie de l'argent »*
UN CHEF D'ÉTAT qui affiche publiquement et de manière ostensible ses amitiés avec les grands du CAC 40, c'est du jamais-vu en France. « Ces relations entre le monde des affaires et les milieux politiques existent depuis toujours, rappelle Damien Deblic, coauteur de la Sociologie de l'argent. Mais la manière de l'exhiber est inédite. »
« Jamais, en démocratie, il n'a été de bon ton pour un homme politique de montrer publiquement ses liens avec le patronat. »
Faut-il alors y voir le poids des valeurs judéo-chrétiennes ?
« C'est plus complexe, répond le sociologue, car l'argent est à la fois un tabou et un sujet de fascination. Là, il s'agit davantage d'un soupçon de collusion entre ce qui relève de l'intérêt général et de l'intérêt privé. » En France, la tradition de séparer les deux sphères, politique et financière, ne date pas d'hier. « Rousseau l'évoquait déjà dans son Contrat social, en précisant que l'exercice de la démocratie suppose que chacun puisse distinguer clairement ses intérêts propres et ses intérêts publics. » On a commencé à légiférer depuis le scandale de Panama au XIX e siècle, « quand des parlementaires ont été soupçonnés d'être corrompus par la Compagnie du canal de Panama ». Ainsi, les parlementaires ne peuvent-ils pas être membres d'une entreprise qui fait appel publiquement à l'épargne ; les candidats à la présidentielle ont pour obligation de faire leur déclaration de patrimoine. « Dans le cas précis de Nicolas Sarkozy, nous ne pouvons pas encore parler de confusion des genres parce qu'il n'a pas encore lancé ses mesures économiques. Mais il est clair que, à présent, la vigilance sera grande à l'énoncé des noms de Bouygues, Bolloré ou encore Lagardère. »
* « La Sociologie de l'argent », aux Editions la Découverte, Damien Deblic et Jeanne Lazarus.
Emeline Cazi, Le Parisien, vendredi 11 mai 2007
(Lire également ICI un texte plus exhaustif, et LA une version de septembre 2005)
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Un groupe aux multiples ramifications
LE MAGAZINE américain « Forbes » le place parmi les 500 personnes les plus riches au monde. Son groupe pèse près de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires. La petite entreprise, créée en Bretagne en 1822, spécialisée à l'origine dans la fabrication de papier bible, est devenue un groupe mondial composé de 35 000 salariés.
Vincent Bolloré, héritier d'une vieille famille d'industriels catholiques, règne sur un empire aux activités très diversifiées.
Transports et logistique Le groupe Bolloré reste leader du transport terrestre et maritime en Afrique. L'une de ses filiales SDV, la filiale logistique, a obtenu en août dernier par le ministère des Affaires étrangères l'attribution du marché du fret de la valise diplomatique. SDV s'est vu attribuer par le ministère de la Défense, le 17 juin 2005, un marché de transport de fret par voie aérienne d'une valeur estimé à 36 millions d'euros. Enfin, le ministère de l'Intérieur a confié à une société du groupe un marché de mise en place de locaux de sûreté à l'hôtel de police de Grenoble, le 11 décembre 2006, d'environ 340 000 €. (Lire également ICI)
Distribution d'énergie Le groupe français a repris des réseaux de distribution de Shell et de BP. Quatre-vingt-dix-huit agences livrent du fioul domestique et d'autres produits pétroliers auprès de 400 000 clients particuliers et professionnels. En Allemagne, le groupe exploite 64 stations-service. Bolloré Energie est également en Suisse où la société Cica importe et assure le stockage de produits pétroliers à Genève, Zurich et Bâle.
Industrie Le capitaine d'industrie produit 20 % du marché mondial des papiers minces utilisés pour la littérature et également pour les catalogues. Le groupe développe, depuis 1990, une gamme de films d'emballage. La société est en pointe pour développer la voiture « propre » de demain appelée Blue Car. D'après les plans des ingénieurs, ce véhicule électrique dispose d'une autonomie de 250 km et atteint la vitesse de 125 km/h.
Médias et actifs financiers Dernier axe de développement du Breton, les médias et la publicité. Il est présent dans Havas à hauteur de 23 % et possède des participations dans un groupe anglais de marketing, Aegis group. Bolloré détient aussi 10 % des cinémas Gaumont. Dans la presse, le groupe Bolloré a fait des investissements récents. Le 6 juin 2006, Bolloré a créé le premier quotidien gratuit du soir, « Direct Soir », diffusé à 500 000 exemplaires dans quinze villes de France. Depuis le 31 mars 2005, il a lancé Direct 8, une chaîne de la télévision numérique terrestre. Vincent Bolloré a également acquis, en septembre dernier, 40 % de la holding de l'institut de sondage et d'étude de marché CSA. Enfin, le raider breton possède également la Société française de production (SFP). « A ce titre, il bénéficie aussi de commandes publiques », rappellent dans un communiqué les journalistes et techniciens SNJ-CGT de France 3.
François Vignolle et Marc Payet, Le Parisien, vendredi 11 mai 2007
Légendes photos : Industrie, technologie, voiture « propre » ou encore télévision numérique terrestre, le groupe Bolloré pèse près de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires. (Photos © REA/Jean-Claude Moschetti, Didier Maillac et Denis)
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« Ça n'aurait pas dû devenir une affaire d'Etat »
VINCENT BOLLORÉ, PDG du groupe Bolloré
Après plusieurs jours de polémique, dans quel état d'esprit êtes-vous aujourd'hui ?
Vincent Bolloré. Je trouve dommage qu'une telle polémique ait pu éclater. J'estime qu'un futur président de la République a le droit de se reposer quelques jours.
A sa place, je serais resté plus longtemps. Un bateau semblait le lieu idéal pour s'assurer la plus grande paix possible. Chacun, bien sûr, peut avoir ses propres opinions. Mais je ne pense pas que ce soit une affaire d'Etat. En tout cas, ça n'aurait pas dû le devenir.
Vous dites un « futur président ». Cela signifie que vous n'inviterez plus Nicolas Sarkozy une fois qu'il sera investi dans ses fonctions ?
Il sera toujours le bienvenu. Il y a toujours eu dans ma famille une tradition d'accueil. J'ai été élevé dans cet état d'esprit. Nous avons reçu Léon Blum dans notre manoir en Bretagne après la guerre. Mohammed V, avant qu'il ne devienne roi du Maroc, a été notre hôte à son retour d'exil. Tout comme Georges Pompidou, sa femme Claude et ses enfants. Quand il a été Premier ministre, pendant sa traversée du désert et une fois qu'il est devenu président de la République. On a accueilli et on accueille toujours des gens célèbres et des gens qui ne le sont pas. L'hospitalité fait partie de nos valeurs, ce n'est pas un sujet politique pour nous.
Auriez-vous reçu Ségolène Royal ?
Bien sûr, si j'avais été son ami. Il se trouve que je ne la connais pas.
Est-ce Nicolas Sarkozy qui s'est invité ou vous qui l'avez convié ?
C'est moi qui l'ai invité. Il se trouve que je le connais depuis une vingtaine d'années et que, depuis toujours, je le convie à passer quelques jours sur mon bateau. Il a saisi l'occasion.
Il était invité à vos frais ?
Absolument. J'ai pris personnellement en charge l'ensemble des frais. Et c'est bien normal puisque lui et sa famille étaient mes hôtes. Cela dit, les prix avancés ici et là sont totalement fantaisistes. Le mois de mai est une saison morte.
« J'ai pris personnellement en charge l'ensemble des frais » insiste Vincent Bolloré, qui a invité Nicolas Sarkozy sur son yacht. (Photo © MAXPPP/Christophe Petit Tesson)
A quelle occasion avez-vous rencontré le président Nicolas Sarkozy ?
C'était au début des années 1980, à un dîner organisé à Levallois-Perret par la famille Burelle (NDLR : propriétaires du groupe Plastic Omnium). Après, je l'ai croisé plusieurs fois.
Quand vous l'avez invité, n'avez-vous pas pensé qu'en tant qu'industriel et financier, vous risquiez de provoquer une polémique ?
Je n'ai pensé ni prendre de risque ni favoriser mes intérêts. Encore une fois, l'amitié et la fidélité en amitié sont plus importantes que tout le reste. Je suis fidèle à mes amis comme ma famille est fidèle à la France et à la Bretagne. Notre siège se trouve depuis près de deux siècles à Quimper et pas dans un quelconque paradis fiscal.
On suspecte malgré tout que ces bonnes relations avec le chef suprême de l'Etat ne favorisent vos affaires...
Nous sommes le groupe français par excellence qui reste totalement indépendant de l'Etat. Nous n'avons aucun contrat avec la puissance publique.
« Ce n'est pas parce qu'on est ami avec quelqu'un qu'il n'y a pas d'éthique dans nos rapports »
Vous êtes pourtant actionnaire de la SFP et la presse vient de dévoiler que votre groupe s'est vu attribuer récemment des marchés publics...
Je suis devenu propriétaire de la SFP lorsqu'elle était à capitaux publics et à l'agonie. Il fallait donc un actionnaire privé pour la sauver. Aujourd'hui, je ne détiens que 40 % de la SFP, la majorité étant entre les mains de la famille Bari. Je n'ai aucun pouvoir sur la gestion. Je suis ce qu'on appelle un « partenaire dormant. » Quant aux marchés dont la presse s'est fait écho, ils ne représentent au total même pas un pour mille du chiffre d'affaires de notre groupe. Je le répète, pour nous, cela ne représente quasiment rien de notre activité.
Vous pouvez difficilement nier qu'être l'ami d'un président de la République peut aider. On dit, par exemple, que vous seriez candidat au rachat de TF 1 si Bouygues venait à vendre...
Tout cela n'est qu'élucubrations. Je suis connu comme étant un homme libre, un indépendant. Je ne recherche pas les honneurs. Les seules décorations que j'ai acceptées m'ont été données par Antoine Bernheim, un banquier et Bernard Poignant, l'ancien maire socialiste de Quimper et actuellement député européen...
Quelles devraient être, selon vous, les relations entre un chef d'entreprise et la puissance publique, un chef d'Etat en particulier ?
La France devrait prendre exemple sur les pays étrangers à économie comparable. Il n'y a pas cette méfiance qui règne dans l'opinion publique française vis-à-vis des relations qu'entretiennent le monde politique et les milieux économiques. Ce n'est pas parce qu'on est ami avec quelqu'un qu'il n'y a pas d'éthique dans nos rapports. Un chef d'entreprise ne doit pas être suspect a priori, il crée de la richesse, des emplois...
Qu'est-ce qui peut garantir cette éthique ?
La curiosité et l'esprit d'investigation des journalistes.
Propos recueillis par Jannick Alimi, Le Parisien, vendredi 11 mai 2007
Christine Blum a formellement démenti que son ancêtre ait été hébergé après-guerre par la famille des industriels bretons !
Rédigé par : André | 12/05/2007 à 10h11
C'est pourquoi je n'ai pas mis la partie du « Parisien » qui parle de cela, du fait du démenti… qui est intervenu après le bouclage du journal papier.
Rédigé par : Fabien | 12/05/2007 à 12h58