Il y a les statistiques de l’immigration, le sourire réjoui de Brice Hortefeux, mardi, annonçant qu’il a dépassé ses objectifs de reconduite à la frontière. Et puis il y a des Français, des milliers d’anonymes qui vont au contact des sans-papiers et lancent des initiatives. Dernier exemple en date : le blog d’une journaliste parisienne qui raconte le quotidien d'exilés iraniens, afghans, irakiens… Elle les voit chaque jour, en bas de chez elle.
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Le kiosque à musique du square Villemin
Photo : Olivier Jobard/SIPA
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« J’habite près du jardin Villemin, dans le 10e arrondissement de Paris et depuis le printemps 2003, depuis la fermeture de Sangatte, je vois des jeunes exilés afghans, iraniens, irakiens… dans le jardin. Jamais les mêmes. Ils sont très jeunes, toujours très calmes. En petits groupes, ils attendent. Quoi exactement ? Depuis cet été, ils sont de plus en plus nombreux. Pourquoi errent-ils ainsi dans la rue ? » Sabrina Kassa a cessé de se poser la question et a ouvert un blog depuis décembre dernier. Son objectif : comprendre ce qui se passe à deux pas de chez elle, sur les bords du canal Saint-Martin. « Les Afghans et les Irakiens viennent de pays en guerre, ils ont droit à l’asile, non ? Et pourquoi sont-ils si invisibles pour les habitants ? »
Envoyée spéciale permanente dans son quartier. Un reportage à domicile pour cette journaliste indépendante qui a l’habitude de travailler sur les questions d’immigration : « En bas de chez moi, en plein centre de Paris, là où Amélie Poulain aime à gambader le long des écluses, tout est là. Les migrants, les rapports Nord/Sud, les violences sociales, les résistances humaines… Il suffit de prendre le temps d’explorer. »
Les exilés qui n’ont pas de place en foyer dorment dans le jardin, sous les porches, le long du canal Saint-Martin…
Bien sûr, l’aventure est compliquée. La plupart des exilés qui campent la nuit au jardin Villemin ne parlent pas français, et assez mal l’anglais. Il faut passer par un interprète en farsi, la langue majoritaire en Iran, parlée aussi par les Afghans. En général, ils se regroupent par nationalité et/ou par ethnie en fonction de leurs contacts et des réseaux de passeurs. Les Tadjiks et les Pachtounes sous tel pont, les Hazaras à l’abri de tel kiosque à musique… Jour après jour, Sabrina Kassa fait état de ses rencontres, croise les bénévoles des Restos du cœur, monte dans le bus de ramassage, se rend à la soupe de l’Armée du Salut, s’incruste au centre d’hébergement d’urgence le plus proche, entre en contact avec le collectif de soutien aux exilés du 10e arrondissement de Paris.
Les exilés qui n’ont pas de place en foyer dorment dans le jardin, sous les porches, le long du canal Saint-Martin ou sous les ponts. Ils ont honte d’être considérés comme des SDF. L’autre jour, Sabrina Kassa a croisé deux mineurs, l’un de dix ans, l’autre de douze. Elle a rencontré Ali, un Afghan de 19 ans qui est parti seul de chez lui, en 2003. Ali a traversé l’Europe – a passé cinq jours dans le jardin Villemin, une première fois, en 2004 – et s’est installé illégalement en Grande-Bretagne. Quatre ans plus tard, il s’est fait prendre par la police. Retour forcé à Kaboul. Dix-huit jours de prison. Il a décidé de repartir sur les routes et le voilà à nouveau sur les bords du canal.
« Le seul problème, c’est qu’il n’y a pas de travail ici. Je vais essayer plutôt la Norvège. »
La journaliste fait aussi parler cet autre garçon de 18 ans – aucune femme, en revanche, jardin Villemin – qui se confie un jour, utilisant quelques mots d’anglais : « J’ai déjà dépensé 10 000 euros pour venir jusqu’ici… J’ai travaillé en Espagne, je cueillais des oranges et puis j’ai aussi distribué des tracts dans la rue pour des restaurants (…) Je me suis fait voler mon argent par des jeunes voyous (…) J’en ai eu vraiment marre, j’ai repris la route… Paris, c’est très beau et les gens sont très gentils. Le seul problème, c’est qu’il n’y a pas de travail ici. Je vais essayer plutôt la Norvège ».
Les habitants du quartier affichent généralement une « douce indifférence », note Sabrina Kassa. Les gardiens du square sont compréhensifs. La police passe et contrôle de temps à autre. Plus rarement, des voisins irascibles détruisent les matelas de fortune ou jettent des sauts d’eau en pleine nuit pour que les exilés évacuent le bas des immeubles. Un habitant a baladé dans Paris certains des sans papiers… pour voir la Tour Eiffel.
« Les pays européens repoussent ces gens-là comme une patate chaude. Nous sommes en train de reconstituer des bandes d’errants en Europe ! »
La mairie du 10e arrondissement a ouvert récemment un petit kiosque d’information « pour sans-papiers en transit », géré par quatre salariés d’Emmaüs et de France Terre d’Asile. La plupart des ombres du jardin Villemin – certains ont un bagage universitaire, l’un d’entre eux a une expérience dans le cinéma – espèrent bénéficier d’un hébergement provisoire pendant l’examen de leur demande d’asile, qui dure en moyenne 10 à 12 mois. En attendant, ils circulent, des semaines durant, de soupes populaires en centres d’accueil. « Les pays européens repoussent ces gens-là comme une patate chaude, confie Pierre Henry, président de France Terre d’asile à Sabrina Kassa. C’est aberrant, nous sommes en train de reconstituer des bandes d’errants en Europe ! »
En immersion pour son blog, la journaliste pénètre peu à peu le groupe informel – mais relativement bien organisé – des exilés du jardin Villemin. Elle n’en a pas encore percé tous les mystères, compris tous les codes. Mais elle compte sur le temps et la confiance qui s’installe peu à peu. Pour preuve : ce sont des exilés qui l’ont mise en contact avec un autre habitant du quartier, un photographe professionnel, croisé dans le square. Depuis, les photos d’Olivier Jobard, un reporter de l'agence Sipa, auteur de très puissants reportages, couverts de prix, sur les immigrants clandestins, accompagnent le blog de Sabrina Kassa.
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Thierry Leclère, pour Télérama Idées
⇒ Pour le magazine Regards, Sabrina Kassa est la rédactrice de divers sujets portant sur l’immigration et d’autres thèmes de société. Travaillant pour divers supports (français et étrangers), elle a publié, en 2006 (Autrement) un ouvrage sur les Chibanis.
⇒ Le film Pour un instant la liberté sortira le 28 janvier (dossier de presse à lire ici). Il a fait l’objet d’une avant-première aux 7 Parnassiens, à Paris, la semaine dernière, et à Saint-Michel-sur-Orge (Essonne). Sa bande-annonce est à visionner ici.
⇒ La lettre du maire du 10e aux habitants (9 septembre 2008)
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