Ils veulent tous habiter là…
Ces derniers jours, une douzaine de citoyens français ont demandé à leur bureau de poste un formulaire pour changement d’adresse. Au soir du 22 avril, dix d’entre eux pourront jeter le leur, les deux autres s’exerçant probablement à le remplir « pour voir l’effet que ça fait », en attendant le 6 mai…
Et quels que soient les résultats, au matin du 7 mai quelqu’un devra peiner pour compléter – l’espace étant chichement compté – la rubrique « Nouvelle adresse » : 55 rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris. Ou, comme on dit en bon Français[e] : l’Elysée. Un nom connu dans le monde entier, mais qui n’est pas aussi ancien que le bâtiment lui-même. Hôtel particulier du comte d’Evreux, qui le fit naître de terrains vagues entre 1718 et 1720 – la main-d’œuvre alors n’était pas au SMIC – il porta son nom, puis celui de la marquise de Pompadour, qui paya un million et demi en or sa « maison du Faubourg », puis du banquier Beaujon, de la duchesse de Bourbon enfin, qui était folle mais eut néanmoins l’idée de rapprocher cette magnifique demeure de celle des dieux, et de la baptiser Elysée - c’était en 1787... L’endroit semblait fait pour abriter le pouvoir, et le tsar Alexandre Ier, entré en vainqueur dans Paris après Waterloo, en eut l’intuition. Elle ne se réalisa qu’après des années et quelques révolutions, en 1848, lorsque le Parlement – se méfiant que, par atavisme familial, le tout récent président Louis-Napoléon Bonaparte voudrait loger aux impériales Tuileries – désigna l’Elysée comme lieu de la présidence. Ce qui n’empêcha rien d’ailleurs, mais le pli est resté !
Des cibles de choix
Et cela peut se comprendre. D’abord c’est grand : quelques dizaines de milliers de m2 et des centaines de pièces, plus un hectare de terrain à bâtir, en plein Paris. C’est beau, si on aime le style Louis XV revu Empire [et parfois pire encore, mais les Monuments Historiques heureusement veillent !]. C’est tranquille – en 289 ans pas un cambriolage, ni même un pavé dans les vitres – le jardin est superbement arborisé et le quartier, entre le faubourg Saint-Honoré et l’avenue Gabriel, n’est pas mal. L’ameublement, fourni par le Mobilier National, est somptueux : boiseries dorées, sièges estampillés, tapis de Savonnerie, tentures anciennes. Ici, les secrétaires d’État sont marquetés, les lustres du pouvoir sont en cristal, et 340 pendules sonnent inlassablement, remontés chaque semaine par l’horloger officiel qui y sacrifie une journée entière !
Mais, malgré cela, les locataires changent souvent… Les premiers, pourtant, étaient fidèles [le record étant détenu par le comte d’Evreux, qui y vécut plus de trente ans], et il fallut des ruines retentissantes, des révolutions, des abdications, des invasions étrangères pour les chasser de l’Elysée. Mais, depuis 1873 et Mac-Mahon, les occupants ne séjournent que par bloc de sept ans, certains essayant certes de jouer deux fois – seul François Mitterrand réussit à squatter quatorze ans ! – alors que d’autres « tiennent » nettement moins, tel Jean Casimir-Perier qui prit la porte au bout de huit mois ! Au total, vingt-six chefs de l’État se sont partagés les lieux, dont la moitié sans terminer leur mandat, eux qui étaient prêts à tout pour l’obtenir. Si neuf d’entre-eux furent simplement poussés vers la sortie, deux moururent à la tâche [Félix Faure et Georges Pompidou], et deux autres [Carnot en 1894 et Doumer en 1932] furent abattus pendant les heures de service…
Atome et fantômes
Au gré des occupants, du créateur de l’hôtel à Jacques Chirac en passant par la « belle Pompadourette », Caroline Murat-Bonaparte, Napoléon III ou, plus près de nous, l’esthète Georges Pompidou, le bâtiment connut bien des transformations, parfois splendides comme la création du Salon Murat, où se tient toujours – sous la surveillance d’une exceptionnelle pendule à double cadran : un pour le chef de l’État, un pour celui du Gouvernement – l’hebdomadaire Conseil des Ministres. Parfois affreuses, comme les gigantesques [mais éphémères] vestiaires-bubons greffés par Carnot sur les façades classiques, et que le bon peuple appelait « cages aux singes » ! Au diable l’avarice, on rajouta qui des chambres, qui des salons ou des communs, une seule salle de bain et… pas de salle à manger, ni de bibliothèque. Et, bien sûr, les souterrains : hier le tunnel pour faire entrer discrètement les maîtresses officielles, aujourd’hui le « PC Jupiter », seul but véritable de toute campagne présidentielle, bureau d’où l’heureux élu peut, moyennant un code plus secret que le Da Vinci, appuyer sur le bouton rouge de la bombe nucléaire… Tout cela a toujours coûté fort cher, et ce n’est pas fini. Les Français se sont volontiers moqués de quelques-unes de leurs Première Dames : les épouses de Thiers, Loubet, de Coty, « tante Yvonne » même, ménagères mal fagotées mais pleines de bon sens autant que d’embonpoint, qui tenaient les cordons de la bourse élyséenne. Ce qui n’était mauvais ni pour les chansonniers ni pour les finances publiques… De nos jours, il a fallu à un député socialiste plusieurs années d’interpellations à l’Assemblée pour obtenir l’essentiel des données, supposées publiques, concernant le financement de l’Elysée, de la cave au grenier et du marmiton au colonel de la Garde républicaine. En gros – car le persévérant René Dosière n’a finalement pas pu tout savoir – cela tourne autour des 32 millions d’euros [+798% en dix ans…] pour un président, sa petite famille et… 91 employés, pas un de plus. Sur le papier. Car la « maison » occupe la bagatelle de 579 civils et 378 militaires, ce qui semble plus réaliste, mais confine également à l’ubuesque si l’on considère
• a) que 129 d’entre elles ne figurent sur aucun organigramme,
• b) que les autres sont « prêtés » par leurs propres administrations, aux budgets desquelles ils émargent généreusement sans y travailler, la présidence les employant, de ce fait, « au noir » ! Décidément, l’Elysée est un endroit bien intéressant, aussi splendide que mystérieux, chargé d’Histoire et de fonctionnaires-fantômes… On comprend mieux que tout le monde veuille y habiter au moins une fois dans sa vie ! Deux locataires pourront réserver lundi 23 avril, la République n’en agréera qu’un[e] seul[e] le 6 mai. Mais que tous les autres se consolent : l’Elysée, ça se visite chaque automne au week-end du Patrimoine, c’est gratuit et il n’y a que quelques heures d’attente au lieu de plusieurs mois de campagne !
© Joëlle Brack, pour le site de la librairie Payot
Dessin de Placide
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