Loin des standards internationaux
« Toutes les littératures du sud sont sur le cri. Crier, c’est nommer, parler. Et dès que le cri est étouffé, il se transforme en écrit. Crier, ça veut dire qu’on est libre ! » A bientôt 70 ans, le trompettiste Jacques Coursil signe avec Clameurs(1) un retour qui devrait renvoyer à leurs chères études nombre de cadets sûrs d’eux. L’album conjugue musique, textes de référence des luttes d’émancipation noire et textes sur la question des identités partagées.
Elevé en banlieue parisienne dans une famille de militants communistes martiniquais, Coursil grandit aux sons de la biguine et puis du swing qui dit be, qui fait bop. Emancipé avec le creuset créatif de la musique contemporaine et de la « nouvelle chose » en jazz, installé dix ans durant aux Etats-Unis, il est parti au milieu des années 1970 chercher dans la logique mathématique et la linguistique des réponses à ses interrogations. Trente-cinq ans et deux doctorats plus tard, Clameurs est un puits de matière à panser les plaies du monde, une source vive de musiques d’un homme qui chante avec le fond de sa gorge et pense avec sa trompette. Formellement, le disque traite du rapport entre trompette et langage, qui « réside tout entier dans le concept de syllabe ». Mais, au-delà de la virtuosité, Coursil met en sons la parole de quatre écrivains créoles qui, en leur temps, ont repris le verbe qui leur fut confisqué : La chanson d’Antar, esclave noir et poète de la période préislamique ; un extrait de Peau noire, masques blancs, de Frantz Fanon ; Wélélé nou – nos clameurs, du poète antillais Monchoachi, précis anti-identitaire mis en bouche par le conteur Joby Bernabé ; et enfin L’Archipel des Grands Chaos, « un poème large comme l’Atlantique » d’Edouard Glissant.
C’est d’ailleurs au tout-monde de ce dernier que Coursil donne un formidable écho. « Pour apprendre la musique, il faut écouter les bruits du monde... Moi, je joue en présence, en intégration, en absorption, de toutes les musiques. » Quoi de plus normal pour celui qui cite Edward Said à propos du vaste dessein de la mondialisation, « chose vieille comme Colomb », plus que Léopold Sédar Senghor, qu’il a fréquenté au tournant de la décolonisation.
De la négritude, Coursil préfère garder en mémoire Aimé Césaire, pour qui « c’est une histoire et non une histoire de race ». D’autres musiciens de jazz sont récemment allés chercher aux Antilles une manière de mettre en tremblement et mouvement leurs acquis. Le cas le plus emblématique est celui de David Murray, saxophoniste made in USA, qui a signé une trilogie où il met en lumière le vivace vivier de musiciens du cru (2). Il a depuis composé un opéra autour d’Alexandre Pouchkine, le russe « noir », l’auteur créolisé par essence. « Je cherche à travers tous ces voyages et personnages à comprendre qui je suis, quelle est la place de ma communauté dans une histoire plus globale. » A l’inverse, Jacques Schwarz-Bart, saxophoniste biberonné aux sons de New York mais fils d’un couple d’écrivains fameux à Pointe-à-Pitre [Simone et André, note du ouaibemaître], a publié, sans jamais chercher le plus petit dénominatur commun, un album qui connecte ses racines enfouies dans l’âme du ka, le tambour symbole de la Guadeloupe, à l’état d’esprit du jazz (3). Pour lui, comme pour les autres, « il n’y a pas de culture noire, mais une multitude de cultures noires ».
© Jacques Denis, le Monde diplomatique, édition imprimée de juillet 2007
⇒ (1) Jacques Coursil, Clameurs, Universal Jazz - Universal, 2007, 18 €.
⇒ (2) David Murray & The Gwo-Ka Masters, Gwotet, Justin Time - Harmonia Mundi, 2004, 22 €.
⇒ (3) Jacques Schwarz-Bart, Soné ka-la, Universal Jazz - Universal, 2006, 25 €.
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• Note : Jacques Coursil se produit cet été au Festival d’Avignon… comme en 1969, après l’enregistrement de son second album en 1969, The way ahead. C’est alors que le musicien se retira du monde de la musique pour enseigner la linguistique.
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