Dans un avis publié au JO du 14 juin, la Commission consultative nationale des Droits de l'Homme (CNCDH) émet de vives critiques sur la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, dont l'évolution est à suivre ici. La CNCDH, dont on peut regretter qu'elle ne soit que consultative, est remontée dans le préambule de son avis jusqu'à un rapport parlementaire de 2011, qui relevait déjà les difficultés à appréhender la prostitution, notamment en terme de chiffres.
La CNCDH a adopté son avis par 20 voix pour et 16 contre, quatre personnes présentes à l'assemblée pléniére du 22 mai s'étant abstenues. Les tenants de l'abolition, qui considérent que la prostitution est nécessairement "contrainte", auront donc beau jeu de la critiquer. Toutefois, les parlementaires devraient se pencher dessus.
Si la Commission se félicite de l’attention portée dans la PPL à la traite des êtres humains et adhère aux mesures d’accompagnement administratif et social des personnes en situation de prostitution, elle considère que les mesures proposées ne devraient pas se limiter à un parcours de sortie de la prostitution, mais s’inscrire dans une politique plus globale.
La CNCDH approuve aussi les mesures visant la répression de la traite et de l’exploitation contenues dans la proposition de loi, mais elle souhaiterait une politique de poursuite pénale plus ferme à cet égard. Dans un souci de cohérence, elle explique la nécessité d’étendre ces mesures à toute forme d’exploitation (domestique ou économique, par exemple), au lieu de la limiter à l'exploitation purement sexuelle. Elle souligne également qu'il faudrait que le législateur mette en place des instruments spécifiques de lutte contre la traite et l’exploitation sexuelle via Internet.
La Commission encourage également la poursuite des clients de la prostitution de mineurs et de personnes vulnérables. Toutefois, elle s'oppose à la pénalisation généralisée des clients des prostitué(e)s, considérant que cette mesure pourrait s’avérer contre-productive: elle risquerait notamment d’isoler davantage les victimes de traite et d’exploitation sexuelle. En vertu du principe de l’égalité de tous devant la loi, et soucieuse de la protection des personnes en situation de prostitution, la CNCDH estime que les arguments contre la pénalisation généralisée des clients l’emportent sur les arguments la soutenant.
La CNCDH demande par ailleurs des protections supplémentaires des personnes prostituées de nationalités étrangères, qu'elles soient intra-communautaires ou originaires de pays tiers. Elle remarque qu’à aucun moment le droit d’asile n’est abordé dans la PPL et rappelle que l’accès à la procédure d’asile est un véritable parcours du combattant pour une victime de traite et d’exploitation. D’autant que, précise la Commission, il arrive qu’une première demande d’asile fictive soit déposée par des trafiquants pour la victime afin de ne régulariser son séjour en France que pour quelques mois et faciliter ainsi son exploitation.
La CNCDH émet quinze grandes recommandations
Recommandation n°1: la CNCDH invite le législateur à prendre en compte la complexité et la diversité des situations de prostitution afin d’y apporter les réponses les plus adéquates. Il convient de prendre en considération les différences entre exploitation de la prostitution d’autrui et traite en vue de l’exploitation de la prostitution d’une part et prostitution d’autre part.
Recommandation n°2: la CNCDH recommande, au nom de l’intelligibilité et de l’autorité du dispositif pénal de lutte contre la traite et l’exploitation, de lui conférer un caractère général plutôt que de créer un droit spécifique à l’exploitation de la prostitution et à la traite à cette fin. Elle invite donc le législateur à élargir le périmètre de la proposition de loi pour renforcer la lutte contre la traite et l’exploitation des êtres humains, sous toutes leurs formes.
Recommandation n°3: s’agissant des formes d’exploitation à caractère sexuel, la CNCDH recommande de faire du caractère sexuel une circonstance aggravante de l’exploitation et de la traite, en raison du préjudice physique et moral supplémentaire que cette forme d’exploitation peut entraîner.
Recommandation n° 4: face à un phénomène complexe, aux contours encore mal définis, l’importance de la formation des agents des services de détection et de répression, comme des représentants de l’autorité judiciaire ne doit pas être négligée, c’est sans doute elle qui favorisera une mise en œuvre efficace des dispositions pénales internes. La CNCDH invite donc les ministères de la Justice et de l’Intérieur à être particulièrement vigilants quant à la formation de leurs agents aux questions de traite et d’exploitation.
Recommandation n°5: la CNCDH recommande de procéder chaque année à une évaluation de la politique pénale en matière de traite et d’exploitation, par:
- le recensement des faits constatés, poursuivis et condamnés, quelle que soit la forme de traite ou d’exploitation concernée;
- le recueil des informations relatives au profil des auteurs (sexe, âge, nationalité, etc.) et aux méthodes employées par eux;
- l’analyse quantitative et qualitative de l’ensemble de ces données. L’évaluation de cette politique pénale est partie intégrante de la politique publique de lutte contre la traite et l’exploitation des êtres humains, dont l’évaluation a été confiée à la CNCDH. Elle espère qu’elle pourra bénéficier de tous les moyens nécessaires à l’accomplissement de ces missions.
Recommandation n°6: pour lutter contre le développement grandissant de la traite et de l’exploitation sur internet, la CNCDH invite le législateur à réfléchir à la mise en œuvre d’un dispositif permettant de signaler, de bloquer l’accès et de rechercher les auteurs de contenus illicites relatifs à la traite et à l’exploitation des êtres humains dans le respect de la liberté d’expression et de communication.
Recommandation n°7: la CNCDH estime que l’investissement des pouvoirs publics dans la lutte contre la traite et l’exploitation des mineurs doit être renforcé. Elle rappelle que le recours à la prostitution de mineurs et de personnes vulnérables est interdite (article 225-12-1 du code pénal) et demande une application stricte de la loi en la matière. Il convient ainsi de veiller à ce que les pratiques policières et judiciaires soient harmonisées sur l’ensemble du territoire :
- un mineur victime de traite et d’exploitation, en particulier lorsqu’il s’agit d’exploitation de la prostitution, doit être pleinement considéré comme une victime;
- les infractions ne doivent pas être correctionnalisées lorsque des actes criminels ont été commis;
- la formation des professionnels-enquêteurs, travailleurs sociaux, magistrats, équipes médicales en contact avec ces mineurs doit être une priorité et des structures adaptées de prise en charge de ces mineurs (qui ont connu des parcours extrêmement durs et complexes) doivent être crées.
Recommandation n°8: la CNCDH estime que l’interdiction d’achat d’un acte sexuel et la pénalisation des clients de la prostitution n’est pas une mesure appropriée pour lutter contre la traite et l’exploitation de la prostitution.
Recommandation n°9: la CNCDH recommande la réalisation d’études quanitatives et qualitatives et/ou le développement de recherches universitaires permettant d’appréhender l’évolution de la prostitution et de l’exploitation sexuelle en France, ainsi que de la traite à cette fin.
Recommandation n°10: la CNCDH demande la non-abrogation de l’article 42 de la loi n°2003-239 sur la sécurité intérieure. Elle rappelle que l’octroi d’une protection et l’accès aux droits pour les victimes de la traite et/ou de l’exploitation de la prostitution ne peuvent être conditionnés à l’arrêt de la prostitution.
Recommandation n°11: la CNCDH demande le renforcement de la protection offerte aux victimes étrangères de la traite et de l’exploitation. La CNCDH recommande la délivrance de plein droit à tout étranger, y compris les ressortissants communautaires soumis à un régime transitoire, à l’égard duquel des éléments concordants (récit circonstancié de la personne, suivi par une association spécialisée ou un syndicat, indices recueillis par les autorités ou tout autre élément disponible) laissent présumer qu’il est victime de traite ou d’exploitation une autorisation provisoire de séjour d’au moins six mois, avec autorisation de travailler ; puis une carte de séjour temporaire mention « vie privée et familiale » d’un an, avec autorisation de travailler, renouvelée automatiquement le temps qu’il accède effectivement à la justice et qu’il soit rétabli dans ses droits économiques et sociaux. S’agissant de la procédure de délivrance de ces titres de séjour, la CNCDH recommande de : - prévoir une procédure simple ; -exonérer les victimes étrangères sans ressources des frais liés à la délivrance de ces titres de séjour ou, au minimum, en différer le paiement.
Recommandation n°12 : la CNCDH propose que les personnes victimes de l’exploitation de la prostitution bénéficient, non pas d’un parcours de sortie de la prostitution, mais d’un projet d’insertion sociale et professionnelle, projet qui devrait mettre en avant la dimension d’accompagnement individualisé et devrait faire de la personne accompagnée un acteur à part entièrede sa construction et de sa mise en œuvre.
Recommandation n°13: la CNCDH recommande que les mesures de protection et de prise en charge des victimes de l’exploitation de la prostitution et de la traite à cette fin, prévues dans la proposition de loi, soient étendues à l’ensemble des victimes de traite et/ou d’exploitation, quelle que soit la forme que prend l’exploitation.
Recommandation n°14: la CNCDH estime qu’il convient de garantir sur l’ensemble du territoire, aux personnes prostituées, et notamment aux populations difficilement accessibles ou isolées, une offre de services adaptés : counselling, fourniture de matériel de prévention, accès effectif au dépistage, au traitement post-exposition (TPE), à la prise en charge des infections sexuellement transmissibles (IST), aux soins de santé primaires, aux services de santé sexuelle, à la réduction des risques, à l’accompagnement social, à l’interprétariat et la médiation culturelle.
Recommandation n°15: la CNCDH recommande que l’accent soit mis sur des mesures d’éducation et de prévention. Elle rappelle l’article 5 de la Convent ion sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, qui prévoit que « les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes ».